ÉLÉMENTS BIOGRAPHIQUES ET BIBLIOGRAPHIQUES

Copyright © Patrick Émile Carraud, 2003 

William SHAKSPEARE (ou SHAKSPERE, ou SHAKESPEARE…)


BIOGRAPHIE :

(1564 - 1616)
Né à Stratford-on-Avon le 23 (?) avril 1564. Mort à Stratford-on-Avon le 23 avril 1616.
Acteur. Dramaturge [?].


Nous vous proposons ci-dessous l'intégralité d'une notice de B. Laroche placée en exergue
d'une traduction des Œuvres complètes de Shakspeare publiée en 1843.


NOTICE SUR SHAKSPEARE

« William Shakspeare a eu la destinée d'Homère ; ses œuvres subsistent et subsisteront à travers les siècles. Les détails de sa vie sont à peu près inconnus, et il ne reste guère sur son existence personnelle que des récits peu avérés, et surtout contradictoires. Chose étrange ! l'histoire, qui n'a pas dédaigné de consigner dans ses annales les actes les plus insignifiants de la vie des plus minces personnages, ne nous a presque rien transmis sur ces deux gigantesques génies, qui ont occupé et qui occuperont éternellement une si large place dans l'imagination des hommes. À quoi faut-il attribuer cette singulière anomalie ? Quelle raison en donner ? Il en est une qui s'offre d'abord : les grands écrivains s'absorbent dans leur œuvre et s'y ensevelissent comme dans un immense et magnifique mausolée. Le Nil cache sa source à l'Egypte, tout en lui versant la fécondité et l'abondance.

À moins donc que la vie des écrivains illustres n'ait été mêlée à de grands événements contemporains, comme le fut celle de Dante et de Milton, l'histoire se tait sur leurs actes, et la postérité ne les connaît que par leurs œuvres. Cette obscurité même dans laquelle s'enveloppe leur existence matérielle fait ressortir l'éclat de leur gloire, et forme une sorte d'auréole autour de leur renommée.

Dans la biographie de Shakspeare, l'historien en est presque toujours réduit à des conjectures. On ignore même l'orthographe véritable de son nom. De sept ou huit différentes manières d'écrire ce grand-nom, deux seulement continuent à revendiquer la prééminence, et à maintenir leurs prétentions mâles. Jusqu'à nos jours, l'usage avait consacré l'orthographe de Shakspeare: celle de Shakspere semble aujourd'hui prévaloir. Nous avons cru devoir rester fidèles à la première, qu'une longue habitude a consacrée ; les noms sont des monuments ; ils ne sont vénérés qu'à la condition d'être immuables.

William Shakspeare naquit à Stratford sur Avon, dans le comté de Warwick, le 23 avril 1564, de John Shakspeare, négociant en laines ; sa mère était fille unique d'un gentilhomme de Wellingeote, dans le même comté, nommé Arden, et d'une famille ancienne et justement honorée.

Il paraîtrait que le père de Shakspeare, d'abord dans l'aisance, éprouva des revers de fortune qui l'obligèrent à résigner ses fonctions de membre du conseil municipal de sa ville natale. L'éducation de William dut se ressentir de cette réduction inattendue des ressources de la famille. Aussi ne fit-il que des études imparfaites ; il suivit les classes de l'école communale de Stratford. Il y acquit une dose de latinité suffisante pour lire dans l'original les auteurs les plus faciles de l'ancienne Rome, mais sans pousser beaucoup plus loin son érudition classique. On ignore à quel âge ses études commencèrent, à quel âge il les termina. Il est probable qu'il fut obligé de les interrompre de bonne heure, pour s'occuper du commerce de son père. Plusieurs de ses biographes prétendent qu'il ne tarda pas à entrer dans l'étude d'un avoué ; et cette opinion est assez vraisemblable. Les drames de notre auteur présentent une foule de passages qui révèlent dans l'écrivain une connaissance intime et approfondie de la phraséologie légale.

Quoi qu'il en soit, Shakspeare venait à peine d'atteindre sa dix-huitième année, lorsqu'il entra dans la carrière grave, dans la voie épineuse du mariage. Il épousa Anne Hathaway, fille d'un propriétaire aisé des environs de Stratford. La prudence et la réflexion ne présidèrent pas à cette union, qui, tout porte à le croire, ne fut pas heureuse. En ceci, Shakspeare eut le sort de Dante et de Milton. Sa femme avait, dit-on, huit ans de plus que lui. Elle était née en 1556 ; elle ne tarda pas à lui donner une fille, qui fut nommée Susanne, puis une seconde fille et un fils jumeaux, Judith et Hamnet, baptisés le 2 février 1584.

Peu de temps après cette double naissance, Shakspeare quitta Stratford et partit pour Londres. Les motifs de ce départ subit, de ce soudain changement de résidence, de cette aventureuse apparition sur un théâtre nouveau pour lui, ont été l'objet d'innombrables commentaires, et n'ont jamais été expliqués d'une manière satisfaisante. Un cerf tué dans le parc d'un propriétaire du voisinage, un délit de chasse ou de braconnage, suivi d'un commencement de poursuites judiciaires, obligea, dit-on, le jeune Shakspeare à chercher un refuge dans la capitale et à s'y créer des moyens d'existence. Nous ne savons ce qu'il peut y avoir de vrai dans ce récit, qui, du reste, n'a rien de trop invraisemblable, et que la plupart des commentateurs ont adopté. Shakspeare arriva à Londres en 1586 ; il avait alors vingt-deux ans. À quelle occupation se livra d'abord le jeune fugitif ? C'est ce qu'il nous serait encore difficile d'établir avec certitude. Quoi qu'il en soit, il ne tarda pas à devenir comédien et à entrer dans la troupe de l'un des théâtres de Londres les plus en vogue, celui de Blackfriars.

Chargé d'abord de rôles subalternes, son mérite le fit bientôt parvenir à des emplois plus élevés ; tout porte même à croire qu'il devint un acteur assez distingué ; mais s'il n'avait que ce titre aux suffrages de la postérité, il y a longtemps que son nom serait tombé dans l'oubli. Incontestablement Shakspeare devait posséder une connaissance approfondie de l'art du comédien. Il suffit, pour s'en convaincre, de lire les conseils sensés, les préceptes habiles adressés par Hamlet aux acteurs qu'il a chargés de représenter une pièce de sa composition devant l'usurpateur du trône de Danemark.

Dans ce drame d'Hamlet, la plus admirable peut-être des compositions de cet étonnant génie, la tradition rapporte qu'il jouait le rôle de l'ombre. On remarquera que, de tous les rôles des drames de Shakspeare, celui-là est peut-être le plus éloquemment écrit, le plus poétiquement beau, et c'est sans doute la raison pour laquelle le poëte l'affectionnait et voulait s'en charger lui-même.

Le génie de Shakspeare ne tarda pas à s'allumer au contact du théâtre. Dans la profession de comédien, il n'avait d'abord cherché qu'une ressource, que des moyens d'existence ; mais ces moyens une fois assurés, l'incertitude sur son sort, l'inquiétude sur l'avenir, ayant fait place à la sécurité et à l'aisance, son génie se tourna de lui-même vers la pratique du grand art que son adolescence avait rêvé, vers la poésie. Le poëme ravissant de Vénus et Adonis fut, dit-on, son premier essai ; il porte en effet le cachet d'une âme jeune, d'une imagination adolescente. Lui-même il l'appelle : The first heir of his invention : le premier enfant de son imagination. Bien que ce poëme de Shakspeare n'ait été publié qu'en 1593, on s'accorde à assigner à sa composition l'intervalle écoulé de 1587, époque de son arrivée à Londres, à 1590, époque de ses premiers débuts dans la carrière dramatique.

Shakspeare trouva le théâtre de son pays dans le même état à peu près où était notre théâtre national alors que notre grand Corneille vint le tirer de la barbarie.

En Angleterre comme en France, comme dans tout le reste de la chrétienté, les Mystères, les Moralités, occupèrent exclusivement la scène jusque vers le milieu du seizième siècle.

La représentation de la première tragédie régulière eut lieu en 1562, deux ans avant la naissance de notre auteur. En 1566 fut jouée la première comédie à laquelle il soit possible de donner ce nom. C'est aussi à cette époque que doit être placée l'apparition du premier drame historique, germe encore informe et abrupte que devait féconder plus tard le génie d'un grand homme.

De 1566 à 1590, le progrès fut réel sans doute, mais lent ; et si çà et là apparaissent quelques talents rares et énergiques, le reste ne présente guère qu'une longue série d'œuvres fastidieuses et ampoulées. Il n'est guère possible de citer, au milieu de toutes ces tentatives impuissantes et avortées, que la tragédie de Gorboduc, de Thomas Sackville, lord Buckhurst, représentée à Whitehall devant la reine Elisabeth et toute sa cour, le 18 janvier 1562 ; l'Edouard II et le Faustus de Marlowe, écrivain vigoureux et d'un incontestable mérite, dont le génie inculte et sauvage dépassait presque toujours le but, et dont les efforts exagérés, en cherchant le tragique, n'aboutissaient qu'à l'horrible.

Shakspeare, dès ses premiers pas dans la carrière, laissa bien loin derrière lui la foule de ses prédécesseurs. Ici, une question importante se présente au biographe : quelle est la pièce qui marqua le début de Shakspeare ? L'obscurité qui règne sur toute l'existence individuelle et littéraire du barde de Stratford s'étend sur cet épisode de sa vie comme sur tout le reste. Les commentateurs ont cherché à suppléer aux faits par les conjectures. Les uns veulent que la première pièce de Shakspeare ait été Périclès ; d'autres désignent la deuxième partie de Henri VI. Quant à la première, on s'accorde généralement à penser qu'elle n'est pas de lui. En l'absence d'informations précises, il est difficile de prononcer sur une question de cette gravité. Notre opinion, à nous, c'est que le plus ou moins de perfection de ces drames n'est point un critérion sûr pour leur assigner une date, soit fixe, soit relative. Les génies comme celui de Shakspeare n'ont pour ainsi dire point d'enfance : selon l'expression de Corneille, qui lui-même est un exemple frappant de cet éclatant privilège du génie,

Leurs pareils à deux fois ne se font pas connaître,
Et pour leurs coups d'essai veulent des coups de maître.

L'un des premiers débuts de Corneille ce fut le Cid ; ce premier chef-d'œuvre, d'autres productions du même auteur l'ont parfois égalé, jamais surpassé. Pourquoi n'en serait-il pas de même de Shakspeare ? La classification chronologique des fables de la Fontaine est connue ; faites un choix si vous pouvez entre tous ces chefs-d'œuvre ; les premiers en date sont-ils inférieurs aux derniers ? Racine a-t-il jamais fait mieux qu'Andromaque ? on répond en citant Alexandre, et les Frères ennemis. Ces deux drames ne sont point des œuvres spontanées du génie de Racine ; ce sont des études sur Corneille. Andromaque est la première fille de sa pensée individuelle et intime, le premier enfant de son génie ; et voilà pourquoi elle est empreinte d'un cachet de perfection que Britannicus et Phèdre elle-même n'ont point surpassé.

Shakspeare fut le créateur de son art ; il dut d'avance en asseoir les bases, en arrêter les proportions, en dessiner les contours ; cela fait, il se mit à l'œuvre avec une imagination vierge, que ne préoccupait point l'imitation des œuvres d'autrui. Qu'était-ce que ces œuvres ? Etaient-elles assez puissantes pour commander l'admiration du jeune Shakspeare ? Si son génie naissant eût admiré les productions de ses prédécesseurs, il aurait pu augmenter le nombre de ces hommes médiocres, il ne se fût jamais élevé au-dessus d'eux ; au contraire, l'admiration de Corneille était compatible avec la possession du génie le plus haut, des plus nobles facultés ; Racine put donc, sans déchoir, commencer par imiter Corneille ; puis, semblable au navigateur qui s'aperçoit qu'il a fait fausse route, il est naturel qu'il ait viré de bord, et tourné la proue de son poétique navire vers les régions sublimes où l'attendaient Andromaque, Phèdre et Athalie.

Entre les trente-cinq drames qu'a produits Shakspeare, il en est sans contredit qui sont inférieurs aux autres ; mais cette infériorité n'est pas une raison suffisante pour établir l'antériorité de leur date ; le plus beau talent ne saurait toujours être égal ; le choix du sujet influe beaucoup sur les qualités de l'œuvre. Et puis la vie a ses vicissitudes de bien et de mal être intellectuel ; la santé de l'intelligence n'est pas plus uniforme que celle du corps. Ce qui confond d'étonnement, c'est que sur ces trente-cinq drames, il en est vingt-huit d'une perfection d'exécution si achevée, qu'il est impossible de leur assigner un rang dans l'échelle du mérite ; tous, à des titres divers, réclament et obtiennent une part égale dans notre admiration et nos prédilections. Sur les sept autres, il en est trois, Périclès, et la deuxième et troisième partie de Henri VI, qui sont évidemment d'une autre main que celle de Shakspeare ; il en a seulement refait les principaux passages, remanié le style en entier, et les a appropriés à la scène. Parmi les quatre autres, il en est deux qui portent évidemment un cachet de jeunesse et de noviciat ; ce sont les Deux gentilshommes de Vérone, et Peines d'amour perdues ; et cependant ce sont deux drames délicieux, pleins d'une grâce charmante, d'une verve intarissable ; ils sont loin de déparer leurs rivaux, et leur absence serait une perte irréparable. Deux autres enfin ne doivent leur infériorité qu'au choix du sujet ; c'est le Roi Jean ; c'est Troïle et Cressida. Dans le premier de ces drames, le poète avait à lutter contre un obstacle insurmontable, le caractère odieux et repoussant d'un monarque cruel et imbécile. L'autre est par le fait, et devait être, sans doute, une parodie de l'épopée homérique. Mais avec quelle vigueur de talent cette parodie est exécutée ! Comme les héros de l'Iliade, dépouillés de leur majesté épique, sont individualisés, et avec quelle rare supériorité de burin l'auteur les a gravés dans notre mémoire !

Quant au drame de Titus Andronicus, que nous n'avons point admis dans notre recueil, et à la première partie de Henri VI, que nous n'avons admise que pour sa valeur historique et parce qu'elle rend plus intelligibles certains passages des deux autres parties de cette trilogie, tous les commentateurs s'accordent à reconnaître qu'il n'y a pas dans ces deux drames dix lignes qui appartiennent en propre à Shakspeare ; nous n'avons donc pas à l'en justifier.

Les contemporains de Shakspeare saluèrent avec enthousiasme l'astre nouveau qui se levait sur la scène britannique ; des succès éclatants et non interrompus accompagnèrent tous ses pas dans la carrière dramatique ; son beau talent et son beau caractère lui valurent d'illustres amitiés. En tête de ces hommes qui furent les premiers à rendre hommage au talent sincère et consciencieux, il faut citer le comte de Southampton, grand seigneur jeune et brillant qu'attendaient dans la carrière politique d'illustres succès et de grands revers ; Shakspeare a laissé dans ses sonnets un impérissable monument de l'amitié enthousiaste et persévérante qui unissait ces deux âmes si bien faites pour se comprendre. La protection du comte ne faillit jamais au poëte, et ses magnifiques bienfaits vinrent plus d'une fois le chercher, sans que l'indépendance de ses affections en ait jamais été altérée.

L'exemple du comte fut suivi par la reine Elisabeth, qui jusqu'à la fin de son règne étendit sur Shakspeare une éclatante protection. Ce fut même, dit-on, à sa demande qu'il composa une de ses plus amusantes comédies, les Joyeuses commères de Windsor. Charmée du personnage de Falstaff dans les deux parties de Henri IV, après avoir vu ce héros comique dans tant de situations diverses, elle exprima le vœu de le voir figurer dans le rôle d'amoureux. Le goût délicat de Shakspeare se refusa à prostituer ainsi l'amour, cette inépuisable source de tout ce qu'il y a de grand et de beau dans l'âme humaine, et au lieu du Falstaff amoureux, il offrit à ses spectateurs un Falstaff sensuel et lubrique, comme il devait l'être. Le successeur d'Elisabeth, Jacques Ier, ne témoigna pas pour le poëte de Stratford moins de prédilection et de sympathie. À peine monté sur le trône, en 1603, il octroya à une compagnie dont Shakspeare était l'un des principaux membres, un privilége pour l'exploitation du théâtre le Globe. C'est à dater de cette époque que Shakspeare, auteur dramatique, directeur d'une exploitation théâtrale, cessa de joindre à ces titres celui de comédien, différant en cela de notre Molière, qui continua jusqu'au bout son rôle de chef de troupe, et mourut sur le théâtre de sa gloire.

De 1603 à 1613, on voit Shakspeare ajouter chaque année de nouveaux fleurons à sa couronne ; les chefs-d'œuvre se suivent sans interruption, jusqu'au moment où, arrivé à sa quarante-neuvième année, dans toute la force de l'âge, dans toute la vigueur de son génie, on le voit résigner ses fonctions de directeur de théâtre, réaliser sa fortune et se retirer dans sa ville natale, au sein de sa famille, qu'il n'avait jamais manqué de visiter chaque année, et à laquelle il alla se réunir pour ne plus s'en séparer.

L'un de ses trois enfants, son fils Hamnet, était mort à l'âge de douze ans, en 1596. Il lui restait ses deux filles, Judith et Susanne. Cette dernière était l'enfant chéri de son père ; elle le méritait par ses hautes qualités, par sa supériorité intellectuelle. En 1607, il l'avait mariée au docteur Hall, homme de talent et de science, digne d'une telle femme et d'un tel père. Judith se maria plus tard, en 1616, à l'âge de trente-deux ans, et l'union qu'elle contracta n'obtint pas, dit-on, l'approbation paternelle.

Le bonheur le plus pur dut accompagner le grand homme dans sa retraite. Possesseur d'une fortune considérable pour l'époque, et qui équivaudrait de nos jours à vingt-cinq mille livres de rente, propriétaire d'une maison à Londres, de celle qu'il habitait à Stratford, ainsi que de terres assez considérables, Shakspeare ne s'occupa plus qu'à jouir en paix de ce qui lui restait à vivre ; mais trois années de cette existence si heureuse et si douce s'étaient à peine écoulées, que la mort vint y mettre un terme, le 23 avril 1616, le jour anniversaire de sa naissance. Il venait alors de compléter sa cinquante-deuxième année. La même année, le même jour, l'Espagne perdit l'immortel auteur de Don Quichotte ; ainsi par un de ces inexplicables décrets de la Providence, ces deux grands flambeaux intellectuels qui avaient jeté sur leur patrie et sur le monde une si vive lumière, s'éteignirent en même temps. La Providence en avait allumé deux autres, et se préparait à en allumer un troisième ; Corneille et Milton étaient nés ; Molière allait bientôt naître.

L'art dramatique tiré du chaos par Shakspeare, après avoir, de son vivant, atteint son plus haut degré de splendeur, continua à briller après lui d'un éclat moins vif, mais glorieux encore. Son exemple lui avait créé des rivaux : John Fletcher, auteur de comédies charmantes, où l'on ne peut blâmer qu'un peu trop de licence ; Massinger, dont le talent énergique et pur est empreint d'une émotion si chaleureuse et si vraie ; Ford et Webster, si dignes de marcher sur ses traces ; Benjamin Johnson surtout, chef d'une école à part, s'éloignant de Shakspeare par la forme, son heureux rival dans la comédie, ramenée par lui aux proportions classiques et à la peinture savante des caractères ; voilà les hommes qui restaient pour continuer l'œuvre de Shakspeare ; si l'on ajoute à ces hommes, l'éternel honneur de la muse dramatique, un autre génie non moins éclatant dans une direction différente, Spenser, l'immortel auteur de Fairy Queen, épopée ravissante dont l'antiquité ne nous offre point le modèle, dont rien depuis n'a surpassé la poésie magique, la grâce enchanteresse, on doit reconnaître que ce n'est pas à tort que le siècle d'Elisabeth a pris place dans l'admiration des hommes à côté des siècles d'Auguste, de Périclès, de Léon X et de Louis XIV.

Quant à Shakspeare, l'astre le plus brillant de cette glorieuse pléiade, sa place lui est depuis longtemps assignée à côté d'Homère, de Dante et de Milton, de ces phares lumineux qui dominent et qui éclairent toute une époque. Où est le temps où Voltaire, du haut de son orgueil académique, traitait Shakspeare de barbare, de sauvage ivre, et appliquait à ses œuvres l'honnête procédé de traduction qu'il avait essayé pour la Bible ; où Letourneur, dans sa prose traînante et décolorée, étouffait l'énergique et naïve expression du cygne de l'Avon sous le luxe burlesque de ses circonlocutions, et passait sans façon les scènes qui n'étaient pas à sa convenance, comme on se détourne en marchant du lépreux dont on craint le contact ; où Ducis, prenant ce grand homme sous la protection risible de ses monotones et lourds alexandrins, travestissait classiquement ses plus nobles chefs-d'œuvre ? Quelle affligeante mutilation du génie. Voyez ; sous la cognée, instrument de dommage, l'arbre est dépouillé de ses pittoresques rameaux, du luxe de son feuillage ! il n'en reste plus qu'un tronc mort et défiguré. Othello est devenu un matamore drapé en empereur romain ; le roi Lear un Cassandre classique ; Roméo et Juliette, oubliant leur naïf et poétique amour, sont devenus des marionnettes débitant leurs transports en hémistiches mesurés, en tirades correctes ; procédé expéditif en effet, véritable saignée à blanc qui d'un corps plein de vie fait un cadavre.

Shakspeare appartient à la Renaissance par la date de son existence, et au moyen âge par la nature de son talent. Le moyen âge avait régné pendant dix siècles sur les ruines de l'antiquité, sur les débris du cadavre romain. La Renaissance fut une immense réaction de la raison humaine contre la barbarie, de l'art grec et romain contre l'art gothique. Shakspeare entra dans la carrière alors que le moyen âge était vaincu ; réunissant dans un foyer brûlant les rayons épars de ce soleil brisé, il fut le dernier effort du moyen âge expirant ; il coordonna ce qu'il avait de naïve énergie, de poétique beauté ; il rassembla tous ces éléments épars ; il les souda habilement ; il en forma son drame. Il refusa de jeter ses magnifiques créations dans le moule grec ou romain ; son génie aurait étouffé dans ce cadre restreint ; il lui fallait un horizon plus vaste ; toute sa carrière fut une énergique et glorieuse lutte contre le courant qui entraînait la littérature contemporaine vers les modèles de l'antiquité ; il protesta contre cette tendance servile. Il mourut ; le mouvement imprimé par lui se continua quelque temps encore ; puis la réaction s'arrêta ; Malherbe et Corneille bâtirent et consolidèrent l'édifice classique, dont Boileau et Racine harmonisèrent les proportions, et qu'ils décorèrent en épuisant toutes les ressources d'un travail savant et achevé.

Le mérite dramatique de Shakspeare est aujourd'hui incontesté ; son mérite littéraire n'est guère apprécié que dans sa patrie. Comment en effet faire passer dans une traduction des beautés nationales, et pour ainsi dire locales ? comment transporter d'un sol dans un autre ces plantes exotiques ? comment conserver à cette poésie pittoresque et vigoureuse son allure indépendante, sa grâce native ? c'est la rose qu'on ne saurait séparer de sa tige épineuse sans lui faire perdre de son parfum.

Shakspeare est tour à tour Corneille, Molière et la Fontaine. Il est Corneille dans ses grandes peintures historiques, comme dans Coriolan et Jules César. Il est Molière dans ses comédies et dans quelques-uns de ses drames, par exemple dans Richard III, cette admirable peinture de Tartufe roi. Il a comme Molière créé des types comiques, immortels ; tel est son Falstaff. Il est la Fontaine pour le talent d'observer la nature dans ses moindres détails, et de la peindre avec une inimitable fidélité ; pour cette philosophie douce et bienveillante qui anime toutes ses compositions, et fait aimer leur auteur. Il est plus poëte qu'aucun de ces trois hommes ; il a porté plus loin qu'aucun d'eux les qualités qui les distinguent, et il en possède d'autres qui leur sont étrangères. Poëte comique, sa verve de gaieté est spontanée, vive, intarissable ; poëte tragique, il a tendu plus énergiquement qu'aucun de ses rivaux ces deux grands ressorts de l'âme humaine, la pitié et la terreur. Mais il n'a pas borné là sa carrière ; il a porté bien au delà ses explorations hardies ; il a reculé les domaines de la muse dramatique ; il s'est aventuré dans de nouveaux et délicieux parages où nul ne l'a suivi, où nul ne le suivra peut-être. Les autres poëtes ne nous présentent qu'un côté de l'existence humaine ; dans Shakspeare on la voit sous toutes ses faces ; il évoque tour à tour devant nous toutes les conditions, tous les âges, toutes les infortunes, et toutes les joies. Il nous promène de surprise en surprise, d'enchantement en enchantement. On dirait qu'il a voulu se peindre dans le personnage de Prospéro, du drame de la Tempête. Comme lui, il tient une baguette magique qui soulève et calme tour à tour les orages, qui lui asservit les intelligences, qui commande à la nature entière, et même au monde des esprits. Shakspeare est le plus grand peintre des temps anciens et modernes. Quelques-unes de ses compositions sont, par leur grâce angélique, leur beauté céleste, dignes de Raphaël et de l'Albane.

Corneille a écrit pour les grandes âmes ; Racine pour les âmes tendres ; tous deux ne peuvent être goûtés que par les esprits d'élite, les hautes intelligences. La Fontaine, Molière et Shakspeare ont écrit pour tous les membres de la grande famille humaine. Chacun d'eux peut s'appliquer ces paroles de Térence :

Homo sum, et nihil humani a me alienum puto.

L'homme mûr les goûte, l'enfance les comprend et les aime. Ce sont trois poëtes universels. Leurs œuvres, si on en excepte Homère et la Bible, sont celles qui vivront le plus longtemps dans la mémoire des hommes.

De pareilles œuvres sont le désespoir et l'écueil des traducteurs. Le public connaît nos principes en matière de traduction ; nous avons eu occasion de les appliquer aux œuvres de lord Byron, et le public les a sanctionnés de son suffrage. Dans les œuvres de Shakspeare, nous avions à lutter contre des difficultés d'un autre ordre. Byron, poëte contemporain, exprime des idées qui sont les nôtres ; ses sympathies et ses haines trouvent de l'écho dans nos cœurs et dans nos intelligences. Dans Shakspeare, tout change. Les temps modernes s'effacent ; nous sommes transportés au moyen âge ; les choses et les hommes ne sont ni les hommes ni les choses d'à présent ; les événements sont autres ; la langue qu'on y parle n'est plus la nôtre. Aussi pour le traducteur les difficultés redoublent ; nous ne nous flattons pas de les avoir toutes surmontées. Avant nous, les traductions n'étaient que des imitations plus ou moins habiles, plus ou moins ingénieuses, de l'auteur original ; le style, ce vêtement de la pensée, était celui non de l'auteur, mais du traducteur. L'originalité disparaissait, remplacée par la monotonie. Une phraséologie verbeuse étouffait la majesté de Milton, l'énergie de Byron, la pittoresque expression de Shakspeare. Nous pensâmes que c'était là un faux système ; nous nous appliquâmes à reproduire non-seulement le fond, mais aussi la forme, non-seulement la pensée, mais encore le langage. Le public nous a su gré de nos efforts, qu'un légitime succès a couronnés. Alors est venu le troupeau des imitateurs, servum pecus. Ils se sont mis à l'œuvre. Leurs productions sont sous les yeux du public ; c'est à lui de les juger, et nous aurions mauvaise grâce à devancer son arrêt. Seulement nous nous permettrons de dire que la tâche d'un traducteur habile et fidèle n'est pas aussi facile que certaines gens voudraient le faire croire. Traduire fidèlement, ce n'est pas mettre servilement le mot sous le mot ; c'est là un procédé qui n'est pas neuf, et qui, dans nos collèges, est depuis longtemps pratiqué par les élèves de sixième. Traduire fidèlement, c'est empreindre son style de la couleur de l'écrivain original ; c'est lutter de talent et de génie avec son auteur ; c'est être gracieux avec Spencer, brillant et pur avec Pope, concis et nerveux avec Bacon, majestueux avec Milton, énergique et pittoresque avec Dryden ; il faut avoir fait de son auteur une étude longue et persévérante ; il faut en avoir une connaissance complète et intime ; il faut en outre s'être initié à toutes les ressources de sa propre langue ; il faut s'être de longue main exercé à l'assouplir, à la dompter, à lui faire prendre à volonté toutes les formes, même les plus étrangères à son génie et à son allure. Or, c'est là une œuvre laborieuse, longue, difficile,

.  .  .  .  .  .  .  .  .   Et ce pénible ouvrage
Jamais d'un écolier ne fut l'apprentissage.

Notre traduction contient trente-six drames, parmi lesquels il en est un (la première partie de Henri VI) qui, ainsi que nous l'avons déjà dit, n'est pas de Shakspeare. Toutefois nous l'avons conservé, parce qu'il sert à faire mieux comprendre les deux autres parties de cette trilogie historique. Nous n'avons pas cru devoir admettre Titus Andronicus, que tous les commentateurs s'accordent à repousser, quoique tous les éditeurs persistent à le comprendre dans leur collection. Ce drame barbare et absurde ne porte dans aucune de ses parties l'empreinte du style ni du génie de Shakspeare. Au contraire, ce double caractère se retrouve à chaque ligne dans la composition de Périclès ; aussi l'avons-nous conservé.

Nous n'avons pas classé les drames de notre auteur dans leur ordre chronologique, par plusieurs raisons ; d'abord à cause de l'incertitude qui règne à cet égard parmi les commentateurs ; ensuite parce que ce classement eût jeté de la confusion dans les drames historiques, composés à des époques très-diverses, et les eût rendus inintelligibles ; — par exemple la composition des deux parties de Henri VI a précédé celle des deux parties de Henri IV ; — enfin par le désir de jeter de la variété dans une collection si nombreuse. Ainsi la Tempête, qui ouvre la marche de ces drames si divers de physionomie et d'allure, n'a été composée qu'en 1611, tandis que les deux parties de Henri VI datent de 1592 ; et que la composition de Périclès remonte à 1590.

On remarquera que cette traduction est véritablement complète ; nous n'avons rien omis ; nous avons cru devoir au plus grand poëte de l'Angleterre de le produire aux regards de notre nation avec tous ses titres bons ou mauvais, laissant au public, ce juge suprême, à prononcer en dernier ressort. Cette loyauté scrupuleuse, nous l'avons crue d'un bon exemple ; et à défaut de tout autre mérite, celui-là du moins nous est acquis. »

« Benjamin Laroche.

« 1er mars 1842. »

 


Remarque :

À propos de la paternité des œuvres shak(e)speariennes :

Quelques auteurs, universitaires ou autres, contestent l'attribution de la paternité des œuvres de Shakespeare à l'acteur William Shakespeare, de Stratford-upon-Avon.

Nous vous invitons à parcourir, par exemple, l'ouvrage de Lamberto Tassinari, intitulé « John Florio alias Shakespeare »…

Nous en reproduisons ici la quatrième page de couverture ::

« La question de l'identité de William Shakespeare hante le monde littéraire depuis bientôt deux cents ans, au cours desquels cette œuvre immense a été attribuée à plus d'une cinquantaine d'Anglais dont Francis Bacon, Edouard de Vere ou Marlowe… Lui donner, sans autre discussion, la paternité d'un « génie » petit-bourgeois de province réfractaire aux langues étrangères, entrepreneur de spectacles à Stratford-upon-Avon, joués à Londres, ne fait donc pas vraiment l'unanimité…

Par une démonstration-enquête minutieuse et érudite, Lamberto Tassinari dévoile que John Florio était Shakespeare. Fils d'un émigré italien, Michel Angelo Florio, juif converti, prédicateur franciscain puis calviniste, John Florio naquit à Londres onze ans avant le Shakespeare officiel… John, lexicographe, auteur de dictionnaires, polyglotte, traducteur de Montaigne puis de Boccace, précepteur à la cour de Jacques 1er, employé à l'ambassade de France ne cessa de jouer les « passeurs » culturels.

Produire l'œuvre de Shakespeare supposait d'immenses ressources matérielles, telles que la possession d'une riche bibliothèque, circonstance à l'époque rarissime, mais aussi la connaissance de langues étrangères (au premier rang desquelles l'italien), des voyages en Europe continentale, la fréquentation de la cour et de la noblesse. Et que dire de cette intimité passionnée avec la musique, avec l'Écriture sainte, et de sa connaissance précise des humanistes de la Renaissance continentale (Dante, l'Aretin, Giordano Bruno pour l'Italie, Montaigne chez nous) ?

« La Tempête » exprime de façon poignante, quoique cryptée, la plainte de l'exilé, la perte du premier langage, sa consolation par la fantasmagorie et les méandres douloureux du rapport générationnel… Les tourments de l'exil hantent les « Sonnets » : sont-ils vraiment de la plume d'un homme voyageant pour ses affaires de Stratford à Londres, et qui ne sortit jamais de son île ?

On a souvent remarqué l'étrangeté de la langue de Shakespeare sans jamais faire l'hypothèse qu'il pourrait être étranger…

Au fil des pages les indices s'accumulent… On découvre « Shakespeare » rendu à sa richesse et à sa complexité nées du polylinguisme et des souffrances de l'exil.

Et s'il était juif et italien… mais, comme le dit de lui-même Florio, toujours « anglais de cœur » ?

Lamberto Tassinari est un philosophe canadien né en Italie qui a travaillé dans l'édition et a consacré plusieurs années de sa vie à étudier minutieusement l'œuvre de Shakespeare. Il a fondé et dirigé la revue transculturelle Vice Versa de 1983 à 1996. »

(In TASSINARI Lamberto. John Florio alias Shakespeare – « L'Identité de Shakespeare enfin révélée ». Préface de Daniel Bougnoux. Traduction de Michel Vaïs. Lormont  : Le Bord de l'eau, 2016. 381 p. Quatrrième page de couverture).

Mentionnons deux autres auteurs de quelque renom combattant l'idéologie stratfordienne : Santi Paladino et Frances Yates, dont le lecteur curieux et intéressé trouvera aisément sur l'Internet les références des ouvrages sur le sujet.


BIBLIOGRAPHIE :

Quelques titres : Hamlet, Macbeth, Othello ou le Maure de Venise, Roméo et Juliette… Mais aussi : La Tempête, Les Deux Gentilshommes de Vérone, Les Joyeuses Commères de Windsor, La Douzième Nuit ou Ce que vous voudrez, Mesure pour mesure, Tout est bien qui finit bien, La Méchante mise à la raison (La Mégère apprivoisée), Conte d'hiver, Le Marchand de Venise, Beaucoup de Bruit pour rien, Les Méprises, Peines d'amour perdues, Cymbéline, Troïle et Cressida, Le Roi Lear, Périclès, Comme il vous plaira, Coriolan, Jules César, Antoine et Cléopâtre, Songe d'une nuit d'été, Timon d'Athènes, Le Roi Jean, Richard II, Richard III, Henri IV, Henri V, Henri VI, Henri VIII.


Portrait de William Shakespeare (le potraitiste nous est inconnu). Reproduction du frontispice du premier volume des « Oeuvres complètes de Shakspeare » traduites par Benjamin Laroche et publiées par « La librairie de Charles Gosselin » en 1843.

Portrait de William Shakespeare
(le portraitiste nous est inconnu).
Reproduction du frontispice du premier volume des
« Oeuvres complètes de Shakspeare ».
traduites par Benjamin Laroche et publiées par
« La librairie de Charles Gosselin » en 1843.



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