COLLECTION « JANUS BIFRONS »

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Sauf mentions contraires (copyright – ©) la substance du corps des textes de cette collection
relève du « domaine public », mais n'en relèvent pas nécessairement les éditions que nous en proposons, non plus que certains des textes annexes les commentant, certaines préfaces ou postfaces, par exemple
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ROMANS, NOUVELLES…


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  • LISTE DES AUTEURS DES TEXTES DE LA COLLECTION (JANUS BIFRONS)


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  • LISTE DES TITRES DES TEXTES DE LA COLLECTION (JANUS BIFRONS)


    Une appréciation, toute subjective, concernant l'attrait de chacun des textes proposés figure dans les rubriques ci-dessous. Plus notre jugement (noté par une ou des croix) est favorable, plus le nombre de croix est important.


    Ajoutons que des transpositions de certaines de leurs œuvres au théâtre connurent un grand succès (notamment L'Ami Fritz).

    Nous signalons, au reste, que, a priori, nous ne publierons pas ici d'autres textes d'Erckmann-Chatrian ; en effet leur production fut, en quarante ans, particulièrement considérable, aussi nous bornerons-nous au scannage des ouvrages se trouvant lors de la réalisation de notre site web sur les rayons de notre bibliothèque.

    Par ailleurs précisons que plus bas dans cette page vous pouvez lire de courts extraits de quelques-uns de leurs romans ou nouvelles.


    ROMANS - NOUVELLES - CONTES — (++++) —

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    ROMANS - NOUVELLES - CONTES — (++++) —

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    ROMANS - NOUVELLES - (POLITIQUE) — (+++) —

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    ROMANS - NOUVELLES - (POLITIQUE) — (+++) —

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    ROMANS - NOUVELLES - (POLITIQUE) — (+++) —

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    ROMANS - NOUVELLES - (POLITIQUE) — (+++) —

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    Extrait d'Une Nuit dans les bois :

    « Mon digne oncle Bernard Hertzog, le chroniqueur, coiffé de son grand chapeau à cornes et de sa perruque grise, le bâton de montagnard à pointe de fer au poing, descendait un soir le sentier de Luppersberg, saluant chaque paysage d'une exclamation enthousiaste.

    « L'âge n'avait pu refroidir en lui l'amour de la science ; il poursuivait encore à soixante ans son Histoire des antiquités d'Alsace, et ne se permettait la description d'une ruine, d'une pierre, d'un débris quelconque du vieux temps, qu'après l'avoir visité cent fois et contemplé sous toutes ses faces.

    « « Quand on a eu le bonheur, disait-il, de naître dans les Vosges, entre le Haut Bar, le Nideck et le Geierstein, on ne devrait jamais songer aux voyages. Où trouver de plus belles forêts, des hêtres et des sapins plus vieux, des vallées plus riantes, des rochers plus sauvages, un pays plus pittoresque et plus riche en souvenirs mémorables ? C'est ici que combattirent jadis les hauts et puissants seigneurs de Lutzelslein, du Dagsberg, de Leiningen, de Fénétrange, ces géants bardés de fer ! C'est ici que se sont donnés les grands coups d'épée du moyen âge, entre les fils aines de l'Église et le Saint-Empire. Qu'est-ce que nos guerres, auprès de ces terribles batailles où l'on s'attaquait corps à corps, où l'on se martelait avec des haches d'armes, où l'on s'introduisait le poignard par les yeux du casque ? Voilà du courage, voilà des faits héroïques dignes d'être transmis à la postérité ! Mais nos jeunes gens veulent du nouveau, ils ne se contentent plus de leur pays ; ils font des tours d'Allemagne, des tours de France… Que sais-je ? Ils abandonnent les études sérieuses pour le commerce, les arts, l'industrie, comme s'il n'y avait pas eu jadis du commerce, de l'industrie et des arts, et bien plus curieux, bien plus instructifs que de nos jours : voyez la ligue anséatique, voyez les marines de Venise, de Gênes et du Levant, voyez les manufactures des Flandres, les arts de Florence, de Rome, d'Anvers ! Mais non, tout est mis à l'écart, on se glorifie de son ignorance, et l'on néglige surtout l'étude de notre bonne vieille Alsace. Franchement, Théodore, franchement, tous ces touristes ressemblent aux maris jeunes et volages, qui délaissent une bonne et honnête I femme pour courir après des laiderons ! »

    « Et Bernard Hertzog hochait la tète, ses gros yeux devenaient tout ronds, comme s'il eût contemplé les ruines de Babylone.

    « Son attachement aux us et coutumes d'autrefois lui faisait conserver, depuis quarante ans, l'habit de peluche à grandes basques, la calotte de velours, les bas de soie noirs et les souliers à boucles d'argent. Il se serait cru déshonoré d'adopter le pantalon à la mode, il aurait cru commettre une profanation s'il eût coupé sa vénérable queue de rat.

    « Le digue chroniqueur allait donc à Haslach, le 3 juillet 1835, examiner de ses propres yeux un petit Mercure gaulois déterré récemment dans le vieux cloître des Augustin ?

    « Il marchait d'un pas assez leste, par une chaleur accablanle ; les montagnes succédaient aux montagnes, les vallées s'engrenaient dans les vallées, le sentier montait, descendait, tournait à droite, puis à gauche, et maître Ilertzog s'étonnait, depuis une heure, de ne pas voir apparaître le clocher du village.

    « Le fait est qu'il avait appuyé sur la droite en partant de Saverue, et qu'il s'enfonçait dans les bois du Dagsberg avec une ardeur toute juvénile. Il devait, de ce train, aboutir en cinq ou six heures h Phrâmond, à huit lieues de là. Mais la nuit commençait à se faire et le sentier n'offrait déjà plus, sous les grands arbres, qu'une trace imperceptible.

    « C'est un spectacle mélancolique que la venue du soir dans les montagnes : les ombres s'allongent au fond des vallées, le soleil retire un à un ses rayons du feuillage sombre, le silence grandit de seconde en seconde. On regarde derrière soi : les massifs prennent à vos yeux des proportions colossales. Une grive, à la cime du plus haut sapin, salue le jour qui va disparaître, puis tout se tait. Vous entendez les feuilles mortes bruire sous vos pas, et tout au loin, bien loin, une chiite d'eau qui remplit la vallée silencieuse de son bourdonnement monotone.

    « Bernard Hertzog était haletant, la sueur coulait de son échine, ses jambes commençaient à se roidir.

    « « Que le diable soit du Mercure gaulois ! Se disait-il ; je devrais être, à cette heure, tranquillement assis dans mon fauteuil. La vieille Berbel me servirait une tasse de café bien chaud, selon sa louable habitude, et je terminerais mon chapitre des armes de Nideck. […]. » »

    In : ERCKMANN-CHATRIAN. Contes et romans populaires – Première partie – Une Nuit dans les bois. Paris : J. Hetzel, 1867. (Hugues-le-Loup, p. 75, 76).


    Extrait de Hugues-le-Loup :

    « […] Au bout de quelques minutes, il y eut une crevasse dans le nuage. Je regardai… J'étais seul à la pointe du roc ; la neige me montait jusqu'aux genoux.

    « Saisi d'horreur, je redescendis l'escarpement et me mis à courir vers le château, bouleversé comme si j'eusse commis un crime !…

    « Quant au seigneur du Nideck et à la vieille, je ne les voyais plus dans la plaine.

    « X

    « J'errais autour du Nideck sans pouvoir retrouver l'issue par laquelle j'étais sorti.

    « Tant d'inquiétudes et d'émotions successives commençaient à réagir sur ma tête ; je marchais au hasard, me demandant avec terreur si la folie ne jouait pas un rôle dans mes idées, ne pouvant me résoudre à croire à ce que j'avais vu, et cependant effrayé de la lucidité de mes perceptions.

    « Cet homme qui lève un flambeau dans les ténèbres, qui hurle comme un loup, qui va froidement accomplir un crime imaginaire, sans en omettre un geste, une circonstance, le moindre détail, qui s'échappe enfin et confie au torrent le secret de son meurtre : tout cela me torturait l'esprit, allait et venait sous mes yeux, et me produisait l'effet d'un cauchemar.

    « Je courais, haletant, égaré par les neiges, ne sachant de quel côté me diriger.

    « Le froid devenait plus vif à l'approche du jour. Je grelottais… Je maudissais Sperver d'être venu me prendre à Fribourg, pour me lancer dans cette aventure hideuse.

    « Enfin, exténué, la barbe chargée de glaçons, les oreilles à demi gelées, je finis par découvrir la grille et je sonnai à tour de bras.

    « Il était alors environ quatre heures du matin. Knapwurst se fit terriblement attendre. Sa petite cassine, adossée contre le roc, prés du grand portail, restait silencieuse ; il me semblait que le bossu n'en finirait pas de s'habiller, car je le supposais couché, peut-être endormi.

    « Je sonnai de nouveau.

    « À ce coup, sa figure grotesque sortit brusquement, et me cria de la porte, d'un accent furieux :

    « « Qui est là ?

    « — Moi… le docteur Fritz !

    « — Ah !… c'est différent. »

    « Il rentra dans sa loge chercher une lanterne, traversa la cour extérieure, ayant de la neige jusqu'au ventre, et, me fixant à travers la grille :

    « « Pardon, pardon, docteur Fritz, dit-il, je vous croyais couché là-haut, dans la tour de Hugues. Comment ! C'était vous qui sonniez ? Tiens ! Tiens ! C'est donc ça que Sperver est venu me demander vers minuit si personne n'était sorti. J'ai répondu que non, et, de fait, je ne vous avais pas vu.

    « — Mais, au nom du ciel, monsieur Knapwurst, ouvrez donc ! vous m'expliquerez cela plus tard.

    « — Allons, allons, un peu de patience. »

    « Et le bossu, lentement, lentement, défaisait le cadenas et roulait la grille, tandis que je claquais des dents et frissonnais des pieds à la tête.

    « « Vous avez bien froid, docteur, me dit alors le petit homme ; vous ne pouvez entrer au château, — Sperver en a fermé la porte intérieure, je ne sais pourquoi, cela ne se fait pas d'habitude, la grille suffit, — venez vous chauffer chez moi. Vous ne trouverez pas ma petite chambre merveilleuse. Ce n'est à proprement parler qu'un réduit ; mais, quand on a froid, on n'y regarde pas de si près. »

    « Sans répondre à son bavardage, je le suivais rapidement.

    « Nous entrâmes dans la cassine, et, malgré mon état de congélation presque totale, je ne pus m'empêcher d'admirer le désordre pittoresque de cette sorte de niche. La toiture d'ardoises, appuyée d'un côté contre le roc, et de l'autre sur un mur de six à sept pieds de haut, laissait voir ses poutres noircies, s'étayant jusqu'au faîte.

    « L'appartement se composait d'une pièce unique, ornée d'un grabat que le gnome ne se donnait pas la peine de faire tous les jours, et de deux petites fenêtres à carreaux hexagones, où la lune avait déteint ses rayons nacrés de rose et de violet. Une grande table carrée en occupait le milieu. Comment cette grande table de chêne massif était-elle entrée par cette petite porte ?… Il eût été difficile-de le dire.

    « Quelques tablettes ou étagères soutenaient des rouleaux de parchemin, de vieux bouquins, grands et petits. Sur la table était ouvert un immense volume à majuscules peintes, à reliure de peau blanche, à fermoir et coins d'argent. Cela me parut avoir tout l'air d'un recueil de chroniques. Enfin deux fauteuils, dont l'un de cuir roux et l'autre garni d'un coussin de duvet, où l'échiné anguleuse et le coxal biscornu de Knapwurst avaient laissé leur empreinte, complétaient l'ameublement.

    « Je passe l'écritoire, les plumes, le pot à tabac, les cinq ou six pipes éparses à droite et à gauche, et dans un coin le petit poêle de fonte à porte basse, ouverte, ardente, lançant parfois une gerbe d'étincelles, avec le sifflement bizarre du chat qui se fâche et lève la patte.

    « Tout cela était plongé dans cette belle teinte brune d'ambre enfumé qui repose la vue, et dont les vieux maîtres flamands ont emporté le secret.

    « « Vous êtes donc sorti hier soir, monsieur le docteur ? me dit Knapwurst, lorsque nous fûmes commodément installés, lui devant son volume, moi les mains contre le tuyau du poêle.

    « — Oui, d'assez bonne heure, lui répondis-je ; un bûcheron du Schwartz-Wald avait besoin de mon secours : il s'était donné de la hache dans le pied gauche. »

    « Cette explication parut satisfaire le bossu ; il alluma sa pipe, une petite pipe de vieux buis, toute noire, qui lui pendait sur le menton.

    « « Vous ne fumez pas, docteur ?

    « — Pardon.

    « — Eh bien ! bourrez donc une de mes pipes. J'étais là, fit-il en étendant sa longue main jaune sur le volume ouvert, j'étais à lire les chroniques de Hertzog, lorsque vous avez sonné.

    « Je compris alors la longue attente qu'il m'avait fait subir.

    « « Vous aviez un chapitre à finir ? Lui dis-je en souriant.

    « — Oui, Monsieur, » fit-il de même.

    « Et nous rîmes ensemble.

    « « C'est égal, reprit-il, si j'avais su que c'était vous, j'aurais interrompu le chapitre. »

    « Il y eut quelques instants de silence.

    « Je considérais la physionomie vraiment hétéroclite du bossu, ces grandes rides contournant sa bouche, ces petits yeux plissés, ce nez tourmenté, arrondi par le bout, et surtout ce front volumineux à double étage. Je trouvais à la figure de Knapwurst quelque chose de socratique, et, tout en me chauffant, en écoutant le feu pétiller, je réfléchissais au sort étrange de certains hommes :

    « « Voilà ce nain, me disais-je, — cet être difforme, rabougri, exilé dans un coin du Nideck, comme le grillon qui soupire derrière la plaque de l'âtre, — voilà ce Knapwurst qui, au milieu de l'agitation, des grandes chasses, des cavalcades allant et venant, des aboiements, des ruades et des halali, le voilà qui vit seul, enfoui dans ses livres, ne songeant qu'aux temps écoulés, tandis que tout chante ou pleure autour de lui, que le printemps, l'été, l'hiver, passent et viennent regarder, tour à tour, à travers ses petites vitres ternes, égayant, chauffant, engourdissant la nature !… Pendant que tant d'autres êtres se livrent aux entraînements de l'amour, de l'ambition, de l'avarice, espèrent, convoitent, désirent, lui n'espère rien, ne convoite, ne désire rien. Il fume sa pipe, et, les yeux fixés sur un vieux parchemin, il rêve… il s'enthousiasme pour des choses qui n'existent plus, ou qui n'ont jamais existé, ce qui revient au même : « Hertzog a dit ceci… un tel suppose autre chose ! » Et il est heureux !… Sa peau parchemineuse se recoquille, son échine en trapèze se casse de plus en plus, ses grands coudes aigus creusent leur trou dans la table, ses longs doigts s'implantent dans ses joues, ses petits yeux gris se fixent sur des caractères latins, étrusques ou grecs. Il s'extasie, il se lèche les lèvres, comme un chat qui vient de laper un plat friand. Et puis il s'étend sur son grabat, les jambes croisées, croyant avoir fait sa suffisance. Oh ! Dieu du ciel, est-ce en haut, est-ce en bas de l'échelle, qu'on trouve l'application sévère de tes lois, l'accomplissement du devoir ? »

    « Et cependant la neige fondait autour de mes jambes, la douce haleine du poêle me pénétrait, je me sentais renaître dans cette atmosphère enfumée de tabac et de résine odorante.

    « Knapwurst venait de poser sa pipe sur la table, et appuyant de nouveau la main sur l'in-folio :

    « « Voici, docteur Fritz, dit-il d'un ton grave qui semblait sortir du fond de sa conscience ou, si vous aimez mieux, d'une tonne de vingt-cinq mesures, voici la loi et les prophètes !

    « — Comment cela, monsieur Knapwurst ?

    « — Le parchemin, le vieux parchemin, dit-il, j'aime ça ! Ces vieux feuillets jaunes, vermoulus, c'est tout ce qui nous reste des temps écoulés, depuis Karl-le-Grand jusqu'aujourd'hui ! Les vieilles familles s'en vont, les vieux parchemins restent ! Que serait la gloire des Hohenstaufen, des Leiningen, des Nideck et de tant d'autres races fameuses ?… Que seraient leurs titres, leurs armoiries, leurs hauts faits, leurs expéditions lointaines en Terre-Sainte, leurs alliances, leurs antiques prétentions, leurs conquêtes accomplies, et depuis longtemps effacées ?… Que serait tout cela, sans ces parchemins ? Rien ! Ces hauts barons, ces ducs, ces princes seraient comme s'ils n'avaient jamais été, eux et tout ce qui les touchait de près ou de loin !… Leurs grands châteaux, leurs palais, leurs forteresses tombent et s'effacent, ce sont des ruines, de vagues souvenirs !… De tout cela, une seule chose subsiste ; la chronique, l'histoire, le chant du barde ou du minnesinger, — le parchemin ! »

    « Il y eut un silence. Knapwurst reprit :

    « « Et dans ces temps lointains, — où les grands chevaliers allaient guerroyant, bataillant, se disputant un coin de bois, un titre, et quelquefois moins ; — avec quel dédain ne regardaient-ils pas ce pauvre petit scribe, cet homme de lettres et de grimoire, habillé de ratine, l'écritoire à la ceinture pour toute arme, et la barbe de sa plume pour fanon ! Combien ne le méprisaient-ils pas, disant : « Celui-ci n'est qu'un atome, un puceron ; il n'est bon à rien, il ne fait rien, ne perçoit point nos impôts et n'administre point nos domaines, tandis que nous, hardis, bardés de fer, la lance au poing, nous sommes tout ! » Oui, ils disaient cela, voyant le pauvre diable traîner la semelle, grelotter en hiver, suer en été, moisir dans sa vieillesse. Eh bien ! Ce puceron, cet atome les fait survivre à la poussière de leurs châteaux, à la rouille de leurs armures ! — Aussi, moi, j'aime ces vieux parchemins, je les respecte, je les vénère. Comme le lierre, ils couvrent les ruines, ils empêchent les vieilles murailles de s'écrouler et de disparaître tout à fait. »

    « En disant cela, Knapwurst semblait grave, recueilli ; une pensée attendrie faisait trembler deux larmes dans ses yeux.

    « Pauvre bossu, il aimait ceux qui avaient toléré, protégé ses ancêtres ! Et puis, il disait vrai, ses paroles avaient un sens profond.

    « J'en fus tout surpris.

    « « Monsieur Knapwurst, lui dis-je, vous avez donc appris le latin ? — Oui, Monsieur, tout seul, répondit-il non sans quelque vanité, le latin et le grec ; de vieilles grammaires m'ont suffi. C'étaient des livres du comte, mis au rebut ; ils me tombèrent dans les mains, je les dévorai !… Au bout de quelque temps, le seigneur du Nideck, m'ayant entendu par hasard faire une citation latine, s'étonna : « Qui donc t'a appris le latin, Knapwurst ? — Moi-même, Monseigneur. » Il me posa quelques questions. J'y répondis assez bien. « Parbleu ! dit-il, Knapwurst en sait plus que moi, je veux en faire mon archiviste. » Et il me remit la clef des archives. Depuis ce temps, il y a de cela trente-cinq ans, j'ai tout lu, tout feuilleté. Quelquefois, le comte, me voyant sur mon échelle, s'arrête un instant, et me demande : « Eh ! Que fais-tu donc là, Knapwurst ? — Je lis les archives de la famille. Monseigneur. — Ah ! Et ça te réjouit ? — Beaucoup. — Allons , tant mieux ! Sans toi, Knapwurst, qui saurait la gloire des Nideck ? » Et il s'en va en riant. Je fais ici ce que je veux.

    « — C'est donc un bien bon maître, monsieur Knapwurst ? — Oh ! Docteur Fritz , quel cœur ! quelle franchise ! Fît le bossu en joignant les mains ; il n'a qu'un défaut.

    « — Et lequel ? — De n'être pas assez ambitieux.

    « — Comment ? — Oui, il aurait pu prétendre à tout. Un Nideck ! L'une des plus illustres familles d'Allemagne, songez donc ! Il n'aurait eu qu'à vouloir, il serait ministre, ou feld-maréchal. Eh bien ! Non ! Dès sa jeunesse, il s'est retiré de la politique ; — sauf la campagne de France qu'il a faite à la tête d'un régiment qu'il avait levé à son compte, — sauf cela, il a toujours vécu loin du bruit, de l'agitation, simple, presque ignoré, ne s'inquiétant que de ses chasses. »

    « Ces détails m'intéressaient au plus haut point. La conversation prenait d'elle-même le chemin que j'aurais voulu lui faire suivre. Je résolus d'en profiler. »

    In : ERCKMANN-CHATRIAN. Hugues-le-Loup. Paris : J. Hetzel, 1867. P. 36-38.


    Extrait de Les Années de collège de maître Nablot :

    « Cette année-là, j'obtins une petite chambre pour moi tout seul, donnant comme presque toutes les autres sur la cour intérieure, une ancienne cellule de capucin, blanchie à la chaux, avec un petit lit, une chaise, une table en bois de sapin.

    « J'avais seize ans, j'entrais dans la classe des grands. Enfin j'étais mieux ; je pouvais travailler un peu le soir et rêver à mes leçons, cela me fit plaisir.

    « Et puis, j'appris à connaître un professeur digne de ce nom, car tous les autres, dans notre collège, n'étaient, à proprement parler, que des routiniers, faisant leur métier d'instruire la jeunesse, comme on fabrique des chaussures, toujours sur les mêmes formes, ce qui ne demande pas beaucoup de réflexion.

    « Depuis mon arrivée à Saarstadt, j'avais vu M. Perrot traverser la cour matin et soir, clopin-clopant, le chapeau sur la nuque, pour se rendre à sa classe. Il n'avait pas l'élégance de M. Gradus, ni la majesté de M. Laperche ; il boitait des deux jambes, s'appuyant sur un bâton et galopant quelquefois d'une façon assez risible ; ses épaules étaient inégales, ses lèvres grosses, son front haut et chauve. Des lunettes en cuivre ballottaient sur son nez un peu mou et aplati ; ses habits, toujours mal fagotés, dansaient sur son dos ; en somme, on ne pouvait voir d'être plus indifférent à la mode.

    « Mais M. Perrot avait d'abord quelque chose qui manquait à ses confrères ; il savait le grec, le latin et le français à fond  ; c'était un lettré dans toute la force du terme ; et, de plus, il avait le rare talent de communiquer sou savoir à ses élèves.

    « Je n'oublierai jamais la première classe de rhétorique qu'il nous fit, à l'étonnement que j'éprouvai lorsque, au lieu de commencer par la correction grammaticale de nos devoirs de vacances, il mit tranquillement ce tas de paperasses dans sa poche de derrière, en nous disant :

    « C'est bon !… c'est de l'histoire ancienne… Passons à de nouveaux exercices. »

    « Nous étions assis à quinze, dans la grande salle d'étude alors déserte, tournant le dos aux fenêtres du fond, et lui s'assit en face de nous, sur une chaise, près du poêle ; il retira une de ses bottines, qui le gênait ; il regarda, se gratta, remit la bottine d'un air rêveur et puis nous dit :

    « « Messieurs, vous prendrez des notes. Vous rédigerez mon cours, c'est la seule manière de bien fixer les choses dans la mémoire. Vous réserverez de grandes marges dans vos cahiers de rédaction, et sur ces marges vous écrirez l'entête des chapitres, avec les indications principales de la matière qui s'y trouve traitée.

    « « Ainsi, d'un coup d'œil, eu parcourant ces entêtes, il vous sera facile de vous rappeler l'ensemble du chapitre, et si les détails ne vous reviennent pas tout de suite, vous n'aurez qu'à relire le développement en regard.

    « « La rhétorique n'est qu'une collection d'observations faites par des philosophes et des critiques, sur les œuvres oratoires ou littéraires qui de laur temps avaient obtenu le plus de succès.

    « « Ces philosophes et ces critiques, au nombre desquels se trouvent Aristote, Longin, Denys d'Halicarnasse, Quintilien, etc., ont tiré des règles de ces observations, concluant de ce qu'un tel moyen avait réussi souvent, qu'il devait toujours réussir dans les mêmes circonstances.

    « « C'est le recueil de ces règles qu'on appelle rhétorique.

    « « Mais remarquez bien, messieurs, que les œuvres avaient précédé les règles. Ce ne sont pas les règles qui ont produit les chefs-d'œuvre, ce sont au contraire les chefs-d'œuvre qui ont dicté les règles.

    « « Donc, pour savoir si les règles sont bonnes, fondées sur des observations exactes, et déduites avec rigueur de ces observations, nous recommencerons le travail que les critiques ont dû faire.

    « « D'abord, pour les différents genres oratoires : démonstratif, délibératif et judiciaire, nous lirons les discours de Démosthènes, de Cicéron, de Pline le Jeune, quelques harangues tirées de Tite Live, de Salluste, de Tacite, etc.

    « « Pour les productions du genre dramatique, nous lirons Eschyle, Sophocle, Euripide, Aristophane chez les Grecs, Térence et Plaute chez les Latins, avec une ou deux tragédies de Sénèque.

    « « Nous verrons si la règle des trois unités : de temps, de lieu, d'action, a toujours été bien observée.

    « « Enfin pour tous les genres nous ferons la même étude ; alors notre rhétorique sera solide.

    « « Mais vous comprenez que ce travail ne peut se faire par écrit, car ce serait beaucoup trop lent, nous n'aurions pas vu le quart de nos auteurs à la fin de l'année. Nous traduirons donc verbalement tous les jours quelques pages d'un ouvrage ; chacun de vous à son tour lira, les autres suivront ; si quelque difficulté se présente, je vous éclaircirai la question, et vous en prendrez note.

    « « Nous embrasserons ainsi, dans un an, non-seulement les auteurs exigés pour l'examen du baccalauréat ès lettres, ce qui serait peu de chose, mais la littérature de deux grands peuples, représentée par leurs œuvres monumentales.

    « « Si nous voyons que le temps nous manque vers la fin de l'année, eh bien ! tous les jours, après neuf heures, lorsque les enfants iront dormir, nous autres nous poursuivrons nos études jusqu'à minuit s'il le faut.

    « « Profitez bien du temps, messieurs. Quant à moi, je n'épargnerai rien pour vous faire une bonne classe de rhétorique, qui vous servira toujours, quelle que soit la carrière que vous embrassiez par la suite, car, quoique bien peu d'entre vous soient destinés à devenir des auteurs, des poètes ou des écrivains en titre, vous aurez toujours besoin de savoir juger d'une production littéraire quelconque ; cela contribuera d'abord au développement de votre intelligence, ensuite aux jouissances sérieuses et durables de votre vie. »

    « Ainsi parla cet honnête homme, avec une simplicité qui me surprit ; jusqu'alors je n'avais vu que des faiseurs d'embarras, de pauvres sires, très-fiers de leur science grammaticale, tandis que M. Perrot parlait de lire tous les principaux auteurs grecs et latins, comme d'une chose toute simple. Cela me paraissait impossible, étant encroûté dans les difficultés de trois ou quatre rudiments, qui, bien loin de nous aider en quoi que ce soit, embrouillaient tout dans notre esprit ; mais je reconnus bientôt qu'avec un vrai professeur tout devient facile.

    « Cette année de réthorique et celle de philosophie qui suivit, fut le seul bon temps de ma jeunesse, le temps du réveil, après un long cauchemar, le temps où tout un monde d'idées parut éclore dans mon esprit, où la santé me revint, où le dégoût disparut.

    « M. Perrot aimait ses élèves ! En hiver, pendant les récréations, quand le vent soufflait dans le vieux cloître, que la neige s'amassait aux vitres et que tout le monde grelottait dans les corridors, il arrivait le soir sur ses pauvres jambes infirmes ; il se pendait aux épaules de deux grands et ranimait le courage de tous, en chantant comme un véritable enfant : « Frère Jacques, dormez-vous ? » ou bien : «Malbrouck s'en va-t-en guerre ! » Bientôt la vieille capucinière était ressuscitée, et l'on finissait par rire comme des bienheureux, jusqu'à l'heure où la cloche du père Van den Berg nous envoyait au lit.

    « En classe, nous parlions de harangues, de discours, d'Athènes, de Rome. Nous comparions Démosthènes, le dialecticien terrible, à Cicéron, le pathétique ; l'oraison funèbre des guerriers morts dans la guerre du Péloponèse, de Périclès, par Thucydide, à l'oraison funèbre du grand Coudé, par Bossuet. On bataillait, on se disputait. Tantôt Masse, tantôt Scheffler ou Noblet en chaire soutenaient l'attaque des camarades, sur la supériorité de tel ou tel chef-d'œuvre. M. Perrot assis au milieu de la salle, ses grosses lunettes sur le front et le nez en l'air, excitait les uns et les autres ; et quand par hasard l'un de nous trouvait un argument nouveau, une réplique décisive, il se levait comme' transporté d'enthousiasme et galopait clopin-clopant devant les pupitres, en poussant des exclamations de joie.

    « À la fin, quand la cloche sonnait la sortie, l'excellent homme fermait la discussion, et toute la classe tombait d'accord que ces anciens- là savaient écrire et parler. Les réfutations de Démosthènes et les péroraisons de Cicéron avaient surtout notre estime ; et nous aurions été bien heureux de pouvoir assister à quelques-unes de ces fameuses discussions, où tous les citoyens écoutaient d'un bout de la place à l'autre, et jusque sur les toits en terrasse, les terribles lutteurs aux prises pour ou contre la guerre à Philippe, les lois agraires, l'arrestation des Gracques et d'autres grandes mesures semblables.

    « La seconde partie de notre rhétorique, après Pâques, fut encore plus intéressante, car alors commencèrent nos lectures dramatiques ; alors M. Perrot nous fit connaître le théâtre grec, bien autrement imposant que le nôtre, puisque c'était sous le ciel, en pleine nature, pendant les fêtes d'Éleusis ou les Panathénées, et devant tous les peuples accourus des îles Ioniennes, de la Crète et des colonies asiatiques, que se donnaient ces représentations des Euménides, des Suppliantes, d'Œdipe roi, d'Hécube, etc., aux applaudissements de la foule immense. La voix des acteurs était portée au loin par des bouches de bronze ; les chœurs, composés de jeunes filles vêtues de lin, chantaient dans les intermèdes l'espérance, l'enthousiasme, la terreur, quelquefois des invocations aux dieux infernaux, à la fatalité ; enfin tout était en scène, et l'émotion de la foule y jouait le premier rôle.

    « Quant aux comédies, elles se représentaient plus modestement sur l'Agora, la place du marché, où chacun pouvait aller rire à son aise.

    « C'est aussi là que se promenait Socrate, parmi les échoppes de tous métiers, apostrophant tantôt un savetier, tantôt un marchand de marée, tantôt un surveillant de la halle, et faisant rire le peuple à leurs dépens. Il élevait une concurrence dangereuse aux comédiens, nous dit M. Perrot, et c'est pourquoi tous les comédiens se liguèrent contre lui : le sophiste Anitus, l'orateur politique Lycan, le misérable poète Mélitus, avec lesquels un écrivain de génie comme Aristophane n'aurait jamais dû se mêler.

    « Nous apprîmes en même temps l'accentuation grecque, la mélopée de l'hexamètre et celle de l'ïambe, les dialectes ionien et dorien ; et tout cela sans difficultés, parce que le professeur ne nous enseignait que ce qu'il savait lui-même.

    « Nous eûmes encore le temps de lire quelques passages de la Guerre du Péloponèse par Thucydide, de celle de Massinissa par Polybe, et le commencement des Annales de Tacite.

    « Pour nous familiariser avec le dialecte dorien, M. Perrot nous fit traduire deux ou trois idylles de Théocrite, mais dans une édition de Leipzig soigneusement expurgée. Nous aurions bien voulu connaître les vers restés en blanc ; nous étions à l'âge où tout ce qu'on nous cachait prenait à nos yeux une importance extraordinaire. »

    In : ERCKMANN-CHATRIAN. Les Années de collège de maître Nablot. Paris : J. Hetzel, 1876. (Une campagne en Kabylie, p. 62-66).


    Extrait de Maître Gaspard Fix :

    « Aussitôt le docteur mort, on sut ce qu'il valait. Ceux qui depuis cinq semaines, dans la crainte de compromettre ou de retarder d'une heure la rentrée de leurs récoltes, n'étaient pas même allés lui serrer la main, se souvinrent de ce qu'ils lui devaient ; ces gens vinrent en foule à son enterrement.

    « Jamais la Neuville n'avait vu de pareil cortége ; mais ce qui produisit le plus d'effet, ce fut l'arrivée de M. Thomassin avec plusieurs de ses employés supérieurs, dans trois voitures en grand deuil, qui marchaient immédiatement après la famille ; cela frappa d'autant plus, qu'on savait de longue date que le propriétaire des verreries de Tiefenthâl et M. Laurent n'étaient pas du même bord.

    « Était-ce un hommage que M. Thomassin voulait rendre à la mémoire du bon patriote, de l'ami sincère et désintéressé de l'humanité ? Était-ce une protestation indirecte contre les actes de l'Empire, déportant des hommes de cœur et ne les rendant à la France qu'épuisés de misère, à la veille de mourir ? Y avait-il de la politique là dedans ?… C'est assez probable.

    « Quoi qu'il en soit, cette démarche fit le plus grand bien à M. Thomassin et le plus grand tort à M. Gaspard Fix, qui n'avait pas même envoyé Faxland à l'enterrement de son beau-frère.

    « Il le sentit aussitôt lui-même, en voyant la foule, beaucoup plus considérable qu'il ne l'avait prévu, monter au cimetière, les trois voitures noires de Tiefenthâl à la file derrière le cercueil, et il dit à son compère Frionnet, parlant de Thomassin :

    « « Le gueux veut se remettre sur les rangs aux prochaines élections, j'en suis sûr ! C'est pour cela qu'il flatte la canaille. Ah ! Vieux filou… je te devine !… Dans le temps, lui et toute sa bande de Thiefenthâl ne parlaient que de maintenir les distances, d'établir des barrières entre les classes ; mais depuis que Napoléon III leur a montré ce que valent les masses et la manière de s'en servir, ils veulent tout doucement se fourrer dans notre nid. Ça, Frionnet, c'est le mot d'ordre d'en haut, le mot d'ordre des orléanistes ! Chaque fois qu'ils sont à terre, ces gens tâchent de se raccrocher aux républicains, assez simples pour se faire échiner à leur place ; et, le coup réussi, d'empoigner les marrons tout chauds, comme en 1830. Mais c'est un tour usé, les républicains n'en veulent plus, ils en ont assez. Voilà la politique des orléanistes, jamais ils ne se mettent en avant ; il leur faut des imbéciles pour les couvrir, soit d'un parti, soit d'un autre, Thomassin n'a pas inventé ça, il n'est pas venu de lui-même, il faut qu'on lui ait soufflé la chose à l'oreille. »

    « Puis se promenant dans son salon, tout pensif, il s'écria :

    « « Et moi, je me suis comporté dans cette affaire comme une bête. J'aurais dû tout le premier me faire trimbaler dans ma voiture, derrière le cercueil. Qu'est-ce que ça me fait, à moi, que Laurent ait été républicain ? Il est mort, il n'aurait pas réclamé, et l'on aurait dit : « Quel bel exemple donne aujourd'hui M. Fix, d'oublier ses dissentiments de famille, pour rendre justice à cet homme de bien ! Voyez, les vrais bonapartistes n'ont pas de rancune, ils pardonnent toujours à la fin ! » Je n'avais pas vu ça d'avance ; je viens de commettre une faute énorme, dont Thomassin profitera ; au bout de huit ans il revient sur l'eau, il prend le beau rôle ; c'est ma faute, ma très-grande faute Oui ! Mais gare !…. gare !…. Tous les coups d'État ne sont pas faits !… On peut les recommencer une fois, deux fois, cent fois…. Qu'on cherche seulement à nous mettre des bâtons dans les roues, aux élections, et l'on verra qu'il reste de la place à Cayenne ! »

    « Maître Gaspard, lancé dans les grandes affaires, était devenu fort ombrageux à l'endroit de son influence. Il voulait conserver la réputation de tenir tout le pays sous sa coupe, d'en faire ce qui lui convenait ; il voulait avoir toujours des majorités écrasantes, et que personne n'eût la prétention de se mesurer avec lui.

    « C'est de cette réputation-là que dépendaient encore les hautes faveurs qu'il avait à prétendre ; figurant sur la liste des futurs sénateurs, à la moindre baisse sensible de son influence, si M. Thomassin, par exemple, ou tout autre, pouvait le contre-balancer sur le terrain électoral, bonsoir ! maître Gaspard n'était plus l'homme nécessaire, et sa nomination de sénateur était renvoyée aux calendes grecques.

    « Qu'on juge après cela de son indignation, en apprenant que M. Thomassin, non content d'avoir conduit le deuil d'un républicain, dont il se moquait pas mal, — en vue de se faire une popularité par l'étalage de ses grands sentiments, — venait d'offrir au fils de Laurent la place de médecin des verreries de Tiefenthâl ; moyennant quoi il aurait hérité de l'influence du fils et du père, acquise par trente ans de travail, de patriotisme et de dévouement dans le pays.

    « Il est vrai que Georges avait refusé, ne voulant pas quitter sa mère, établie à la Neuville, ni sa clientèle, déjà fort étendue ; mais en songeant au danger que venait de courir son influence, aux tentatives de plus en plus hardies de M. Nicolas Thomassin pour le supplanter, il en conçut une humeur noire, et sans aucun doute, si l'Empereur avait voulu lui confier sa signature seulement deux minutes, il aurait envoyé le pauvre Thomassin à Cayenne d'un trait de plume.

    « Il ne dormait plus, il frissonnait de retourner à Paris à la rentrée des Chambres, en laissant cette espèce de rat au pays, en train de ronger les mailles de son filet, de s'étendre à ses dépens et de s'attirer des voix par tous les moyens qu'il avait à sa disposition ; son caractère devenait méfiant, Frionnet luimême craignait de l'aborder ; et les soins de la grande politique auraient fini par lui dessécher la cervelle, comme à tant d'autres, si un événement heureux, imprévu, n'était venu le ranimer tout à coup, en l'élevant au pinacle de la gloire.

    « Le Moniteur annonça que M. Gaspard Fix était élevé, par décret impérial, au siège de sénateur.

    « Enfin, il avait donc atteint son but.

    « À la vue de ce décret, couronnement de son édifice, M. Fix, pour la première fois, eut un pleur d'attendrissement et se mit à bégayer :

    « « Sa Majesté me comble Je n'attendais cela que d'ici quatre ou cinq ans ! Comment reconnaître jamais tant de grâces, dont je suis indigne ? »

    « Il devenait modeste ! Et, quand Frionnet entra pour le complimenter, il se jeta dans ses bras, en disant :

    « « C'est à vous, à vous, Frionnet, que je dois en partie tant d'honneurs… C'est vous qui m'avez mis le nez sur la piste de la politique ! »

    « Il était tout changé, pendant au moins deux heures on ne le reconnaissait plus. »

    In : ERCKMANN-CHATRIAN. Maître Gaspard Fix. Paris : J. Hetzel, s.d. P. 89-91.


    Extrait d'Histoire d'un sous-maître :

    « Quelques jours après, le 5 novembre 1817, s'ouvrit l'école des grands au Chêne-Fendu. Pour moi, c'est hier : je viens de descendre à sept heures et demie du soir, après souper. J'ouvre les fenêtres de la salle pour renouveler l'air, et je mets deux grosses bûches dans le poêle ; le feu se rallume en jetant sur le plancher de longs éclairs rouges. Dehors, il fait un de ces froids secs de la montagne, où les étoiles brillent par milliers, où la neige durcie crie sous les pieds, comme de la soie qui se déchire. Ces choses, je les vois. Dans le lointain, au bout du village, j'entends rire une troupe de jeunes filles et de garçons ; ils arrivent ensemble. Alors je referme les fenêtres, et je vais sur le seuil de la porte. Au loin les voix se rapprochent ; deux ou trois lanternes, malgré l'éclat de la neige et du ciel, brillent entre les fumiers, les hangars et les granges. En même temps le pas lourd du père Guillaume descend l'escalier ; le brave homme paraît au coin delà maison, son bonnet de coton noir tiré sur la nuque et sa baguette sous le bras, par habitude.

    « « Hé ! Jean-Baptiste, dit-il, on arrive, nous aurons du monde ; je le savais bien. » Il entre dans la salle, refermant, la porte. Moi, je regarde toujours. Et voilà que d'abord la troupe des grandes filles, chacune sa bûche sous le bras, s'approche en riant et criant : « Nous allons nous asseoir sur les bancs des petits !… Eh ! Bonsoir, monsieur Jean- Baptiste ; c'est vous ?

    « — Oui, mesdemoiselles.

    « — Au moins vous avez bon feu ?

    « — Oui, oui, entrez, il fait chaud. »

    « C'étaient Mlle Marguerite Abba, une grosse blonde ; — Mlles eanne et Louise Arnette, deux petites noires, toutes pâles, le nez long et le menton pointu ; — puis la fille de notre maire, Mlle Rosalie Bauquel, une grande personne de dix-huit ans, fraîche comme une rose, avec de beaux yeux bleus et de magnifiques cheveux bruns.

    « « Vous n'avez donc pas froid, monsieur Jean-Baptiste ? Me dit-elle, en passant et soufflant sa lanterne dans l'allée.

    « — Non, mademoiselle Zalie.

    « — Ah ! Vous êtes bien heureux ! » Alors toute la bande entrait dans la salle et se pressait autour du fourneau. Les garçons, de grands gaillards à barbe, forgerons, papetiers, laboureurs, bûcherons, boulangers, aubergistes, défilaient, me disant :

    « « Bonsoir, monsieur Jean-Baptiste. »

    « Ils étaient comme honteux, ayant cinq ou six ans de plus que moi ; mais à chacun son état. Et puis il faut avoir du bon sens pour reconnaître son ignorance et vouloir s'en corriger à cet âge ; cela montre un jugement sain, en même temps que du caractère. Combien d'imbéciles se croient des aigles, et vont jusqu'à faire la leçon à des gens mille fois plus instruits qu'eux ! Ceux-là ne méritent que le mépris, les autres méritent notre respect. Enfin à huit heures la classe commença ; nous avions déjà plus de dix élèves, les premiers bancs en face de la chaire étaient remplis, les garçons à droite, les filles à gauche. M. Guillaume, avant de commencer, leur adressa un petit discours qui montrait son expérience des choses nécessaires aux gens de la campagne, et dont la simplicité me fit plaisir. Voici ce qu'il dit :

    « « Plusieurs de mes anciens élèves viennent apprendre ce qu'ils devraient savoir depuis dix ans, mais ils n'ont pas voulu m'écouter alors. Aujourd'hui ils sont devenus raisonnables ; j'espère donc que le temps perdu sera bientôt réparé. — Ce qu'il faut surtout pour s'instruire, c'est de la bonne volonté. Quand on veut, on réussit toujours ; un peu plus vite, un peu plus lentement, cela n'y fait rien, pourvu qu'on ait de la persévérance. — Maintenant nous allons vous enseigner deux choses : la première, c'est de lire et d'écrire sans fautes. — Chacun dans ce monde est forcé de savoir lire et écrire, à moins de vouloir laisser ses affaires entre les mains des autres ; et quand on laisse ses affaires aux autres, ils en profitent pour eux-mêmes ; ils en tirent un bon bénéfice d'abord, et s'ils sont malhonnêtes, ce qui n'arrive que trop souvent, ils vous ruinent de fond en comble. Il faut donc savoir lire une lettre soi-même, surtout une lettre d'affaires, avant de mettre au bas sa signature. Ensuite il faut savoir dresser soi-même un acte simple, comme il s'en rencontre tous les jours dans la vie, rédiger un procès-verbal, une procuration en bonne forme, et mille autres actes sous-seing privé. Les notaires en vivent grassement ; la loi nous permet de les faire nous-mêmes et d'en garder le bénéfice. Voilà le premier point. — Le second, c'est de savoir calculer et vérifier ses propres affaires. Ceux qui sont forcés de s'en rapporter aux autres pour cela risquent aussi la ruine. Non-seulement il est nécessaire de tenir ses livres en ordre dans toute sorte de commerces, qu'il s'agisse de bois, de fer, de vin, d'eau-de-vie ou de toute espèce quelconque de denrées qui se vendent et s'achètent, mais il faut encore se rendre compte à soi-même et journellement de ce qu'on a fait, si l'on a de la perte ou du bénéfice, s'il est bon de continuer ou de s'arrêter. Nous allons vous enseigner cela : règles de trois, règles de société, tout vous sera montré clairement, même les fractions ; il ne vous faudra que de l'attention. Mais avant tout ayons de l'ordre, voyons si tous les élèves peuvent entrer dans la même classe, ou s'il est nécessaire d'en former deux. Jean-Baptiste, faites une dictée ; nous verrons tout de suite ce que chacun a retenu de l'école. » Aussitôt on commença. Je dictai quelques lignes, ce qui nous prit bien vingt minutes : de grosses mains habituées à manier le marteau, la charrue et la hache, ne tiennent pas facilement une plume. La dictée finie, le père Guillaume et moi nous regardâmes les cahiers. La plupart des anciens élèves, revenus de l'armée au bout de sept ou huit ans, avaient la main lourde, mais ils formaient encore leurs lettres et ne péchaient que par l'orthographe ; quant aux fllles, elles étaient toutes de la même force, c'est-à-dire qu'elles ne savaient rien : les chères sœurs ne leur avaient appris qu'à chanter des cantiques et à réciter le catéchisme. »

    In : ERCKMANN-CHATRIAN. Histoire d'un sous-maître. Paris : J. Hetzel, 1873. P. 19-21.


     

    Illustration de Th. Schuler, extraite (p. 16) de l'ouvrage d'Erckmann-Chatrian intitulé : Histoire d'un sous-maître.

    « Quelle instruction chrétienne on donnait ! (Page 13). »

    « Le père Guillaume avait repris sa classe avec son rhumatisme, aussi les coups de baguette pleuvaient, une sorte de fureur nous possédait; nous n'avions pitié ni de nous-mêmes ni des élèves, et du matin au soir l'école était remplie de cris épouvantables. La dureté des uns engendre celle des autres. Combien de fois je me suis reproché cette barbarie envers les enfants ! — Enfin les pâques arrivèrent, et plusieurs de nos élèves firent leur première communion. Ceux-là durent être contents ; ils pouvaient dire : — Nous sommes sortis des griffes du père Guillaume et du sous-maître. Dieu soit loué, nous ne rentrerons plus chez nous le dos pelé à coups de baguette !
    « Quelle instruction chrétienne on donnait en ce temps ! c'est à faire frémir. »

    In : ERCKMANN-CHATRIAN. Histoire d'un sous-maître. Paris : J. Hetzel, 1873. P. 13.

    L'illustration de ce paragraphe est extraite de :
    ERCKMANN-CHATRIAN.
    Histoire d'un sous-maître.
    Cette illustration, située en p. 16,
    est de Th. Schuler. Elle évoque
    un passage du texte de la p. 13,
    cité en partie en guise de légende.

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