PERGAMENI, Hermann. Les Guerres des paysans – Étude historique. Bruxelles : Gustave Mayolez, 1880. 202 p.
- LES GUERRES DES PAYSANS
— ESSAI - HISTOIRE - POLITIQUE — (+++++)
Hermann Pergameni (1844-1913) fut avocat à la Cour d'appel de Bruxelles. Il quitta le barreau en 1880 et fut professeur (histoire de la littérature française, histoire, géographie, littératures). Aussi fut-il doyen de la Faculté de philosophie et lettres de l'Université libre de Bruxelles de 1892 à 1894. Auteur, il composa de nombreuses poésies (1870, 1871), avant de bientôt se consacrer à la rédaction de nouvelles puis de courts romans (de 1871 à 1888) ; mais il rédigea également des essais (à partir de 1875), des études historiques (parmi ces dernières, en 1880, Les Guerres des paysans).
Table des matières de l'ouvrage de Hermann Pergameni, « Les Guerres des paysans » :
INTRODUCTION
I. — Les guerres des paysans sous l'empire romain. Les Bagaudes.
II. — Les Jacqueries nationales du haut moyen âge. Les Kerels.
1° État des paysans lors de la formation de la féodalité.
2° Les premiers Karls.
3° Les Saxons d'Angleterre.
4° Les Kerels de Flandre.
5° Les Irlandais, les Gallois et les Scandinaves.
6° Les Prussiens et la croisade teutonique.
7° Résumé de la période.
III. — La Crise féodale et les Jacqueries du XIVe siècle.
1° Etat des paysans.
2° Les Jacqueries françaises.
3° Les Jacqueries anglaises.
4° Les Jacqueries bohèmes et la guerre des Hussites.
5° Les Jacqueries flamandes.
6° Résumé de la période.
IV. — La Réforme et les grandes guerres des paysans pendant les temps modernes.
1° Influence de la Réforme sur l'état des paysans.
2° La grande guerre des paysans dans l'empire d'Allemagne et les pays germaniques.
3° Les guerres des paysans en France.
1. Les révoltes du XVIe siècle et les guerres de religion.
2. Les révoltes des paysans sous les Bourbons. Les Bonnets bleus et les Camisards.
4° Les guerres des paysans en Espagne et dans les îles Britanniques.
5° Les guerres des paysans dans l'Europe orientale.
1. Etat des paysans russes au XVIe siècle.
2. Les Touchinistes.
3. La Jacquerie cosaque.
4. La révolte de Pougatchef.
6° Résumé de la période.
V. — Les guerres des paysans pendant l'époque contemporaine.
1° Généralités
2° La Jacquerie française de 1789.
3° La Vendée et la chouannerie.
4° La Vendée belge.
5° La Vendée irlandaise
6° Les guerres des paysans sous l'empire français.
7° La Jacquerie de 1846 en Galicie.
8° Résumé de la période.
CONCLUSION
Extrait n°1 ; p. 15-17 :
« Au moment de la conquête romaine, la Gaule brillait au premier rang des vaincus pour la perfection de son agriculture. Toutefois, la condition des laboureurs ne semble pas avoir dû y être fort heureuse ; à vrai dire, la Gaule était déjà du temps de César un vrai pays féodal, dominé par les grands propriétaires terriens, les nobles, entourés de leurs vassaux et de leurs clients ; quant aux paysans, ils paraissent n'être que des espèces de serfs. « Plebs pene servorum habetur loco, » dit César (1), et il ajoute que les nobles ont vis à vis de la masse populaire, les mêmes droits que les maîtres sur leurs esclaves.
« Ce servage ne fit que se consolider par la conquête.
« La terre, rançonnée par le fisc impérial, s'épuisa ; les paysans libres, affamés, se réfugièrent dans le patronat pour avoir au moins du pain, et le colonat les conduisit au servage.
« Comme le disait Eumène dans son panégyrique de Constantin, « le laboureur se refusait à un travail dont le fisc dévorait tout le fruit ».
« En vain Salvien et Lactance s'élèvent-ils contre ces abus ; en vain, Constantin et Julien interviennent-ils pour arrêter le développement des latifundia ; les campagnes restent en friche, les paysans disparaissent. Le christianisme ajoute encore à cette effrayante dépopulation, par la formation de communautés monacales réfugiées dans les forêts et dans les déserts, et autour desquelles se groupent tous les déshérités.
« Enfin, après trois siècles d'oppression, l'épouvantable anarchie des trente tyrans fit éclater la première révolte agraire importante, celle des Bagaudes.
« C'est de l'île de France que partit le signal, ainsi que cela devait se présenter souvent encore. Une première fois sous le règne d'Aurélien, les Bagaudes (du vieux celtique bagad, rassemblement) se réunissent, marchent sur l'opulente cité éduenne d'Autun, la prennent et la pillent après sept mois de siège. Des flots de sang étouffent cette première révolte. Mais sous Dioclétien, en 285, la Bagauderie reparaît plus générale et plus terrible. […] »
« Après cette grande défaite, la Bagauderie se dispersa et l'invasion germanique en submergea bientôt les restes.
« La révolte des Bagaudes est la première grande guerre des paysans, et nous y trouvons déjà les caractères principaux de toutes les guerres postérieures : la brusquerie presque foudroyante de l'explosion, la sauvagerie de la lutte, les instincts socialistes et égalitaires, les chefs enivrés du pouvoir suprême, la facilité et la cruauté de la répression.
« Quant à la cause première, c'est celle que nous retrouverons au fond de toutes les guerres des paysans : les extorsions sans nombre du fisc, l'excès des impôts, la misère, ainsi que le dit Salvien. »
Note 1, du bas de la p. 15 :
« (1) CÉSAR, De bello gallico, lib. 6, c. 13. »
N.B. n°1 :
Relativement à la note 1 du bas de la p. 15 : « Plebs pene servorum habetur loco »… Nous pouvons traduire ce membre de phrase extrait du texte de César (La Guerre des Gaules) par : « le bas peuple est maintenu en état de quasi-esclavage ».
Voici une traduction plus autorisée que la nôtre, non seulement du membre de phrase considéré (c'est nous qui, ici, le mettons en gras) mais aussi du paragraphe qui le contient :
« XIII. Dans toute la Gaule, il n'y a que deux classes d'hommes qui soient comptées pour quelque chose et considérées ; car, pour le bas peuple, il n'a guère que le rang d'esclave, n'osant rien par lui-même et n'étant admis à aucun conseil. La plupart accablés de dettes, écrasés d'impôts, ou en butte aux violences des grands, se mettent au service des nobles, qui exercent sur eux les mêmes droits que les maîtres sur leurs esclaves. […] ».
In : CÉSAR. César – Œuvres complètes — Commentaires sur la guerre des Gaules – Avec les réflexions de Napoléon Ier — Suivis des Commentaires sur la guerre civile et de La Vie de César par Suétone. Traduction d'Artaud. Nouvelle édition très soigneusement revue par M. Félix Lemaistre et précédée d'une étude sur César par M. Charpentier. (Bibliothèque latine-française). Paris : Garnier Frères, libraires-éditeurs ; S. D. 2 tomes. Tome premier : 332 p. Tome second : 350 p. Tome premier, p. 213-214 (livre VI, chap. XIII).
N.B. n°2 :
Le lecteur curieux pourra obtenir sur les bagaudes plus de documentation en lisant un ouvrage excellent :
SÁNCHEZ LEÓN, Juan Carlos. Les Sources de l'histoire des bagaudes – Traduction et commentaire. Besançon : Annales littéraires de l'Université de Franche-Comté, 603 (diffusion : Paris : Les Belles Lettres), 1996. 191 p.
N.B. n°2 bis :
« […] les Bagaudes (du vieux celtique bagad, rassemblement) […] » : on trouvera quelques éclaircissements supplémentaires sur ce sujet aux pages 98 et 99 (article « combattre v. 1 bag-, 2 batt-, 3 catu-, 4 uic- ») de l'ouvrage dont les références suivent : SAVIGNAC, Jean-Paul. Dictionnaire français-gaulois. Paris : SNELA La Différence, 2004. 335 p.
Et, peut-être, obtiendra-t-on des indications complémentaires en lisant, à la page 15, les articles « bast- II » et « battuere » de cet autre ouvrage : GRANDSAIGNES D'HAUTERIVE, Robert. Dictionnaire des racines des langues européennes. Paris : Librairie Larousse, 1994 (1948). 365 p.
N.B. n°3 :
Nous avions lu voici une douzaine ou une quinzaine d'années un roman (roman au style, au ton particulier) sur le thème des bagaudes, thème somme toute rarement exploité ; nous nous en sommes souvenu en recopiant les références de l'ouvrage de J. C. Sánchez León, nous l'avons alors cherché et retrouvé dans notre bibliothèque :
CÓIC, Youenn. Les Ploucs – ou La Révolte des bagaudes. Paris : L'Harmattan, 1979. 178 p.
Et nous vous en citons un passage (p. 98-101) :
« Le curé était blême.
« — Vous ne savez pas ce qui vous attend, misérables, hurla-t-il ! Les légions laveront dans le sang toutes vos profanations. Vous allez tous griller chez le diable !
« — Le diable, mon cul ! Et les légions, pareil… Z'ont autre chose à faire.
« — Vous ignorez la toute-puissance de l'Église, malheureux ! Et les épiscopes, et le pape ?
« — Qui c'est tout ça ? Des cons ! Y sont pas du pays !
« — Oh, pauvres types ! s'exclama le curé, vous offensez les lois des deux royaumes, celui de César et celui de Dieu ! Mais les deux vous puniront !
« — Pour commencer, on va te casser la gueule, après on verra !
« — Non, dit brusquement Erec. Lui casser la gueule, c'est rien.
« Erec venait de comprendre une chose : c'était que le curé, il n'était rien du tout. Que s'il espionnait, c'était pour le Chou. Que s'il prêchait, c'était pour l'Église, et que s'il leur bourrait le crâne en disant : patience, fera meilleur après la mort, c'était pour que les cons payent leur fermage sans rouspéter, et qu'ils tiennent bien leur rôle dans le grand Empire de Rome. Bosser, payer, crever.
« Non, le curé, c'était rien. Rien du tout. Qu'un petit bonhomme qui faisait consciencieusement le boulot qu'il était payé. Seulement, fallait commencer par-là. Il se souvint des paroles de Conan en prison : l'Empire Romain peut dormir sur ses deux oreilles ! C'est pas les ploucs qui le foutront par terre ! Et Zégiste : Et les cons, ils travaillent ! L'Empire Romain, fallait en débarrasser l'Armorique.
« C'était commencé. Fallait aller jusqu'au bout. Une sorte de haine froide l'avait pris. Pourquoi ? Détruire. C'est-à-dire : tuer.
« — Y a qu'à le tuer, dit-il.
« Le curé se mit à hurler. L'homme était pitoyable…
« Maintenant, le Chou était en train de venir. À la tête d'une bande de ploucs.
« — Qu'est-ce qui se passe, ici ?
« — Au secours, noble Salluste, s'écria le prêtre. Ils veulent m'assassiner ! Le Chou pâlit, et ouvrit la bouche, puis la ferma.
« Tant pis pour le curé ! On apportait de la corde d'attelage. On en passa un bout autour du cou du curé, qui défaillait.
« — Il tourne de l'œil, dit quelqu'un.
« — Faudrait que ça serve d'exemple, dit Erec. Donnez-moi un bon poinçon…
« — Un poinçon ! Dit-on à la ronde…
« On en apporta un.
« Il y avait de plus en plus de monde sous les arbres… Les ploucs s'étaient dispersés, mais maintenant, y revenaient au galop.
« — Foutez-le sur le ventre, dit Erec.
« Ce qu'on fit. Le curé était d'ailleurs évanoui, mou comme chique.
« Silence. Tout le monde était attentif. On retenait son souffle. « Qui c'est, le gars, là ? » demandait-on, en montrant Erec…
« — Sais pas, un type de tel village, je sais pas, non. Mais y sait ce qu'y veut.
« Erec avait pris le poinçon et tâté le fil. Pointu, effilé, tranchant. Très bien.
« Il déchira sèchement la soutane, et mit à nu l'épaule droite.
« — Les sensibles qu'ont jamais vu saigner un cochon, fermez les yeux, prévint-il.
« Il y eut un murmure… Z'étaient pas des faibles, quoi ! Et on redoubla de curiosité.
« Et on vit Erec plonger le poinçon, faire gicler le sang.
« Le curé hurla et se tordit.
« — Tenez-le bien, nom de Dieu…
« Erec avait posé son genou dans les reins du curé. Et, tranquillement, désormais sans se soucier du sang qui éclaboussait tout, il se mit à graver des lettres sur l'omoplate du pauvre con de curé.
« Ça dura un bon quart d'heure. Le curé s'évanouit plusieurs fois.
« Les paysans retenaient leur souffle, étonnés.
« — C'est fini, dit Erec, en jetant le poinçon.
« Il se releva et s'essuya les mains.
« — Qu'est-ce que tu as fait ?
« — Pendez-le, maintenant, dit Erec.
« Ils étaient tous comme envoûtés. Ils obéirent. Une minute plus tard, le curé avait roté son dernier soupir, trois pouces au-dessous de la plus basse branche d'un gros châtaignier.
« Le Chou était livide.
« — Qu'as-tu fait, bégayait-il, qu'as-tu fait ?
« — Je l'ai fait pour eux, dit Erec, paisiblement. Sur l'os du curé, j'ai gravé ceci : curé jugé par les ploucs du Cap Caval en bagaude (RVSTICI IN BAGAVDAM)1. Voilà. C'est tout. J'y ai mis le temps, parce que c'est en latin…
« — Misérable, hurla le Chou, misérable… pourquoi ?
« — Comme ça, ils sont forcés d'aller jusqu'au bout, répondit Erec. Ils sont responsables, et le cadavre peut bien pourrir, ça se verra encore…
« — La légion va venir…, balbutia le Chou, pas convaincu. Et vous serez tous massacrés… Ah ! Pourquoi avoir fait ça ? On était si tranquille, par ici ?
« Erec ramassa son bâton et, regardant le Chou dans les yeux :
« — Un conseil, fais pas le con… Parce que la légion, elle est partie. Y'a plus rien de Rome ici que toi… Et on te garde comme otage. Rentre chez toi…
« — Plus de légion, plus de Rome, répétait le Chou, hébété… C'est pas possible. Je voudrais voir Zégiste !
« — Zégiste est mort, dit Erec. Il a été tué par ceux d'Aquilonia. Son cadavre, je l'ai enterré là-bas… Tu vois, les choses sont simples… Chacun fait son ménage… Allez, t'en fais pas, Chou… Toi, tu es vivant !
« « Venez les gars, on s'en va ! »
« Et, comme un grand troupeau de moutons, sous la houlette d'un berger, tous partirent derrière lui.
« Le Chou restait là, près du cadavre oscillant du curé, les bras ballants, vacillant, au bord de la folie…
« — Pourquoi avoir gâché une si belle journée ? S'écria-t-il. »
Note de la p. 100 :
« 1. Littéralement : Ploucs en état d'insurrection. »
Extrait n°2, p. 24-27 :
« […] et le même mouvement qui produisit les communes fut aussi la cause de la première grande guerre des paysans pendant le moyen âge, celle des tribus saxonnes échelonnées le long de la Manche et de la mer du Nord, en Angleterre et sur le continent.
« Cette lutte mémorable, qui atteint son point culminant vers la fin du XIe siècle et le commencement du XIIe est évidemment due, en partie, à la même cause que la formation des premières communes à chartes, c'est-à-dire à la résistance contre le courant féodal ; elle n'est pas une guerre d'émancipation, mais de défense, et comme l'assaillant féodal se présente presque partout sous les couleurs de l'étranger, de défense nationale.
« De tous les Germains, de l'avis général, les meilleurs agriculteurs, mais aussi les plus passionnés pour la liberté, les plus réfractaires aux idées étrangères, c'étaient les Saxons.
« Rangés tout le long du littus saxonicum, depuis l'Elbe et l'Eider jusqu'à Dunkerque et Boulogne, établis dans tout le sud et l'est de l'Angleterre, ils vivaient depuis le Ve siècle sur les deux rives de la mer du Nord, la mer Saxonne.
« Alors que la plupart des tribus germaniques s'étaient transformées sous l'influence du christianisme ou de la centralisation franque, les Saxons avaient su conserver leur indépendance et leurs coutumes païennes. Cela ne pouvait plaire aux Carolingiens, ces premiers représentants de la formidable aUiance de l'épée et de la croix. De là des guerres incessantes qui se terminèrent, sous Charlemagne, par cette effroyable mêlée de trente-trois ans, oii le paganisme et la liberté saxonne des tribus transrhénanes, Westphales, Engriens et Ostphales, succombèrent enfin sous les escadrons bardés de fer de l'empereur franc (1). Cependant, si les soldats du grand Karl détruisirent l'Eresbourg sacré et mirent la hache dans le chêne d'Armin, si le herzog de Westphales, le fameux Witikind finit par courber le front et recevoir le baptême, si les hideux massacres de Verden, la dévastation et le pillage systématiques finirent par implanter le christianisme au milieu des forêts et des tourbières, si la déportation en masse réussit à faire d'une partie de la Saxe une terre franque, le vieux génie païen et libre des Saxons ne fut point anéanti, tant était grande la force de résistance de ce peuple étonnant. Le Harz et les tourbières du nord continuèrent à voir se célébrer les mystères de Wodan, la Markgenossenschaft subsista et bien des tribus saxonnes ou sœurs des Saxons, les Nordalbinges, les Dithmarses, les Frisons, les Flamings conservèrent intacte leur vieille indépendance, à l'égal des Saxons d'Angleterre.
« Leur centre sur le continent, c'était le Fleanderland (2), le pays des Flamings, la Flandre. Lentement, ils s'y étaient substitués aux débris des Ménapiens et des Morins, par couches successives et parfois hétérogènes. Bandes saxonnes guidées par leurs heertogen, pirates de Frise et de l'île Sainte, Heligoland, venus avec leurs bersexers, Vikings danois conduits par leurs kiompurs et leurs seakongars, pendant des siècles ils avaient débordé sur cette côte marécageuse et basse, qui, d'après Eumène, « semble flotter sur l'abîme et frémir sous les pas ».
« Tels sont les premiers Karls (1), les Kerels dont la farouche bravoure va faire trembler pendant quatre cents ans les comtes et les rois de France.
« Plus tard, d'autres essaims augmenteront leur nombre ; Saxons transportés par Charlemagne, colons frisons, bannis anglais, tous de même origine, tous fort différents des Franks établis dans les vallées de l'Escaut, de la Senne, de la Dyle ou du Démer (2). Dès les Mérovingiens, cette différence si bien établie entre les deux populations germaniques d'où sortent les Flamands est déjà nettement tranchée ; c'est ainsi que nous voyons qu'après la victoire de Clovis sur le roi saxon de Cambrai Radarcher, ses amis se réfugient dans le Fleanderland, auprès de leurs frères.
« Maîtres incontestés du littoral, les Kerels s'y adonnèrent à l'agriculture, d'après leurs vieux usages. Groupés en gildes, vieilles communautés nationales, armés du schram-sax et de la massue, ce sont des laboureurs-soldats ; ils en ont les fortes vertus, mais aussi la rudesse et la cruauté. Avec cela, païens déterminés ; car nous les voyons encore au XIIe siècle célébrer le dadsisa et boire la coupe de l'amitié, la minne, autour du cadavre de Charles le Bon. »
N.B. n°4 :
Note sur le massacre de Verden… !
In : BAUDRY, Marie-Josèphe. CARRAUD Patrick Émile. Aux Origines de la formation des fonctions de commandement, de management – Aux sources essentielles des structures hiérarchiques de la civilisation. Fondettes : Carraud-Baudry, 2012. 740 p. P. 673-674 (A5) :
« […] il fallut au grand Charles quatre guerres, trente-trois années de situation conflictuelle de 772 à 805, pour voir les Saxons « rendus à merci et contraints au baptême ».
« Charlemagne jugea utile, pour convaincre les Saxons, païens particulièrement récalcitrants, de décapiter, en 782, à Verden, 4500 prisonniers saxons 692, puis il exila environ 12000 personnes et installa en pays saxons de nombreux colons francs. En 785 les dispositions d'un capitulaire 693 de Charlemagne infligeait la peine capitale aux Saxons qui s'obstineraient à des pratiques païennes, telles que les funérailles par crémation, par ensevelissement sous tumulus, et le service cultuel ordinaire aux païens. Pour l'application de ces mesures prescrites un tribunal spécifique fut mis en place. Dans ces siècles de fer, cette répression d'une excessive dureté provoqua des réactions violentes de la part de nombreux Germains ; et l'opposition germanique aux prétentions franques et catholiques devint alors tout à fait une guerre de religions. Vingt années s'écoulèrent avant qu'une paix non exempte de rancœur put enfin prévaloir 694. »
Notes nos 692, 693 et 694 du texte cité (c'est nous qui mettons, ci-dessus et ci-dessous, certains termes en gras) :
« 692 : Lors de la « Journée de Verden » (Verden ou Werden). Les 4500 prisonniers, sélectionnés, étaient des prêtres du paganisme ou des aristocrates saxons ; il leur fut demandé de renoncer à leurs croyances religieuses ; aucun des prisonniers ne se convertit au christianisme ; ils furent décapités.
« 693 : Capitulaire : décret des souverains carolingiens. Le capitulaire en question : « De partibus Saxoniæ ».
« 694 : En concertation avec la noblesse saxonne, Charlemagne promulgua un nouveau capitulaire, en 797, qui abrogeait les dispositions du mortifère capitulaire « De partibus Saxoniæ » de 785, en substituant aux peines de mort des amendes. »
In : BAUDRY, Marie-Josèphe. CARRAUD Patrick Émile. Aux Origines de la formation des fonctions de commandement, de management – Aux sources essentielles des structures hiérarchiques de la civilisation. Fondettes : Carraud-Baudry, 2012. 740 p. (A5 ; format PDF). P. 673-674.
Extrait n°3, p. 51-52 :
« Si ces charges n'étaient que ridicules ou bizarres, bien d'autres étaient odieuses ou révoltantes, comme le célèbre droit du seigneur, le droit de prélibation ou de markette, dont les prêtres et les moines même osaient se prévaloir et sur lequel Bonnemère donne de si curieux détails dans son Histoire des Paysans (4).
« Tel encore le droit des trois premières nuits de noces, amende levée au profit de l'évêque d'Amiens sur les nouveaux mariés qui ne consacraient pas leurs trois premières nuits de noces à la Vierge, en souvenir de Tobie et de Sarah. Ce droit, que M. Louis Veuillot appelle « l'une des plus charmantes institutions du génie chrétien », persista pendant plusieurs siècles jusqu'au concile de Trente, malgré les ordonnances des rois de France (1).
« Tel enfin le droit de tierçage, qui de la Bretagne s'étendit jusqu'en Touraine et en vertu duquel le curé prenait, en cas de mort, le tiers de la succession mobilière des paysans. Pierre Mauclerc ayant voulu protester contre un pareil abus. Innocent IV l'excommunia et mit ses États en interdit.
« En Bretagne, ce droit se trouvait dépassé encore par celui du jugement des morts, par lequel le seigneur, et plus tard le clergé, s'emparaient de tous les biens du premier mourant des époux (2).
« Cependant, quelque odieux qu'ils fussent, ces droits n'étaient pas ceux qui pesaient le plus au paysan ; la corvée même se supportait avec résignation, car, comme le dit M. Vanderkindere (3), elle ne prenait que le temps, et le temps ne coûtait guère au moyen âge. Les droits criants, ceux qui finissaient par faire sortir de sa torpeur l'homme du labour et par provoquer des révoltes, c'étaient, avant tout, la taille arbitraire, taille à merci, le champart (quote-part de la récolte), la prise, le gîtage et la pourvoirie, dont les seigneurs abusaient pour voyager sans bourse délier ; la chasse et la pèche, contre lesquelles nous voyons les gens de la campagne protester jusqu'à nos jours avec une étonnante persévérance ; enfin, le droit de mainmorte ou de meilleur cattel. Sans doute, au XIV e siècle, la mainmorte, souvenir d'une époque où le seigneur remettait la terre et le cheptel au paysan, pour reprendre ce cheptel à la mort, commençait à se transformer parfois, sous l'influence des baux héréditaires, en droit de meilleur cattel ; néanmoins, nous en trouvons des traces jusqu'à la fin de l'ancien régime, et quant au meilleur cattel, il est encore d'un usage universel au XIVe siècle (1).
« Vis-à-vis de ces masses opprimées, quelle attitude prenaient les nobles ? Sans doute, tous n'étaient point des bandits ; un cœur accessible à la pitié battait souvent dans leur poitrine ; entre eux ils se conduisaient généralement bien, en observant les règles de cette religion de l'honneur, la chevalerie. Mais à l'égard des paysans, ils étaient tous sinon cruels, du moins insensibles. Pourquoi cela ? D'où vient cette urbanité fraternelle entre gens de même caste, cette hostilité barbare d'une caste vis-à-vis de l'autre ? Tocqueville nous semble avoir admirablement expliqué cette apparente contradiction. « Quand les conditions de vie des classes sociales sont dissemblables, nous dit-il, les rapports entre ces classes sont féroces ; la douceur n'arrive qu'avec l'égalisation des conditions. » Or, au XIVe siècle, en pleine crise féodale, entre le paysan et le seigneur, ni l'éducation, ni la manière de vivre, ni la pensée, rien n'était commun. »
Notes : nous ne reproduisons pas les notes de bas de pages correspondant aux appels de notes du texte cité.
Extrait n°4, p. 65-70 :
« De leurs tanières, de leurs taudis, de leurs forêts, les ahaniers surgissent tout à coup le 21 mai 1388, dans les environs de Beauvais, aux villages de Saint-Leu de Gèrent, de Noyetel et de Cramoisi. L'explosion fut terrible ; armés de leurs bâtons ferrés, comme autrefois les Karls de leurs massues, les paysans se ruèrent sur les châteaux, broyant, massacrant, détruisant tout. En quelques jours, l'Ile de France tout entière, ainsi que le pays au nord de Paris, depuis Amiens, Beauvais, le Ponthieu, Laon et Soissons, jusqu'à la Brie et au Gâtinais, se trouvaient en feu.
« La noblesse en fut terrifiée. « Les animaux de proie, dit M. Henri Martin, ne seraient pas plus étonnés si les troupeaux qu'ils sont accoutumés à déchirer sans résistance se retournaient tout à coup contre eux en furie. »
« Froissart a fait de la Jacquerie une peinture effrayante ; mais il y a beaucoup à rabattre de ce récit passionné de l'historien de la chevalerie. M. Bonnemère et après lui M. Perrens ont fait bonne justice des exagérations de férocité que Froissart prête aux Jacques. Gombien étaient-ils ? Cent mille, dit Froissart ; six mille, répond le continuateur de Nangis. Il semble que la vérité soit entre ces deux chiffres. L'armée des Jacques était formée de divers éléments ; les paysans en formaient le noyau, mais nous y trouvons aussi, comme dans la plupart des mouvements populaires, des bourgeois, des prêtres et même des gentilshommes. Tels ce Lambert de Hautefontaine, frère d'un président au Parlement, Jean Hullot d'Estaneguy, « homme de bonne fame et renommée, » Jean Nerenget, curé de Gélicourt, et la dame de Béthencourt, fille du seigneur de Saint- Martin le Gaillart (1).
« Les Jacques s'étaient groupés par communautés de villages ; chacune avait son chef. Le principal de tous semble avoir été un paysan obscur de Merlot, Guillaume Galle ou plutôt Karle, plus connu sous le nom de Callet (2). Était-ce un descendant des anciens Karls, assez communs dans le nord de la France (3) ? On pourrait le croire, à voir la farouche énergie avec laquelle il défendit la cause des paysans. Cet homme ne manquait pas d'esprit pratique ; c'est lui qui chercha à donner à la cohue des Jacques quelques chefs de nom connu, habitués à l'art de la guerre, et qui essaya d'obtenir l'alliance des villes, telles que Compiègne et Sentis (4).
« Évidemment, Guillaume Karle comprenait, comme autrefois les fils d'Erembald et Zannekin, et comme plus tard Wat Tyler et Wenzel Hippler, qu'il fallait, si l'on voulait vaincre, discipliner les masses soulevées, arrêter les massacres inutiles et donner un but pratique à la prise d'armes.
« Étienne Marcel le comprit aussi, et bien qu'il n'eût pas excité la révolte (5), il essaya d'en profiter en la régularisant de concert avec Karle. Il recommanda des chefs, empêcha les tueries, conseilla de raser les châteaux qui pouvaient nuire aux Parisiens (1), et finit par organiser une double expédition de bourgeois et de mercenaires pour soutenir les Jacques.
« La première, dirigée par l'épicier Pierre Gilles et l'orfèvre Pierre Desbarres, devait soulever le plat pays du sud de Paris et y détruire les donjons féodaux.
« L'autre, sous les ordres de Jean Vaillant, prévôt des monnaies, se joignit à Karle, qui assiégeait en ce moment le château d'Ermenonville. Dès lors, la guerre prend un aspect moins sauvage : on détruit les repaires, mais on épargne les vies.
« Malheureusement, les paysans n'ont pas l'énergie patiente qui convient aux guerres systématiques ; leur exaltation est feu de paille ; une fois leur soif de vengeance satisfaite, ils se lassent, regrettent la charrue et se débandent. Cette mollesse fatale les perdit, cette fois comme tant d'autres. Les nobles eurent le temps de se reconnaître ; le dauphin et le roi de Navarre se réunirent contre les paysans. Une ruse de guerre ou une perfidie fit tomber Karle entre les mains de Charles le Mauvais, comme plus tard Wat Tyler devait tomber entre celles de Richard II. L'histoire raconte que le héros de la Jacquerie périt couronné d'un trépied de fer rouge, supplice que nous retrouverons souvent appliqué à ceux que l'on considérait comme rois des paysans.
« Privés de leur chef, les Jacques furent taillés en pièces par le Navarrais, à Montdidier. Alors Marcel fit une dernière tentative pour rallier les débris de l'insurrection, en essayant de reprendre le « Marché » de Meaux, ville dont les habitants et le maire Soûlas étaient dévoués à la cause populaire.
« Les capitaines de la bourgeoisie. Vaillant et Gilles, se portèrent donc, le 9 juin 1358, avec huit cents Parisiens environ, vers la redoutable forteresse. Sans doute, les débris des Jacques s'étaient réunis aux troupes de la commune, mais il s'en faut de beaucoup qu'ils eussent été dix mille, comme le dit Froissart (1).
« Marcel avait le plus grand intérêt à s'emparer du Marché de Meaux ; la duchesse de Normandie, femme du dauphin, Isabelle sa soeur, la duchesse d'Orléans sa tante, s'y trouvaient enfermées avec plus de trois cents nobles dames et quelques gentilshommes. Les prendre, c'était s'assurer de précieux otages ; quant à les tuer, comme prétend le faire croire Froissart, la chose paraît trop folle pour mériter même une réfutation.
« Toujours est-il que les Parisiens commençaient à serrer la forteresse de près, quand deux aventuriers qui, comme le dit Bonnemère, « venaient de gagner le paradis en combattant les « païens de Prusse », Gaston Phébus, comte de Foix, et le captal de Buch, arrivèrent en hâte de Châlons, avec quarante lances, c'est-à-dire cent cinquante à deux cents cavaliers armés de toutes pièces. Sous cette tempête de fer, les archers parisiens et les pauvres paysans armés de bâtons furent littéralement écrasés ; on les abattit par tas et on les jeta dans la Seine.
« La Jacquerie était finie : elle avait duré cinq semaines.
« Maintenant allait commencer la répression, dont les horreurs devaient dépasser de loin toutes les cruautés des Jacques. Cette lâche noblesse, qui ne savait pas défendre le pays contre les Anglais, aidée des nobles du Brabant, du Hainaut et de la Flandre, se rua à travers le plat pays du nord de la France, brûlant, violant et massacrant. En moins de dix jours, vingt mille paysans avaient perdu la vie.
« Au milieu des vapeurs du carnage, la grande voix de Marcel essayait seule encore de se faire entendre. Dès le H juillet, dans sa seconde lettre aux bonnes villes de France et aux communes de Flandre, il s'occupait des Jacques ; il signalait les horreurs de la réaction, « les pucelles corrompues et femmes « violées en présence de leurs maris, » en un mot, « plus de mauls plus cruellement et plus inhumainement faits que onques ne firent les Wandres ne Sarrasins. » (1)
« Assistez-moi, disait-il aux communes, assistez-moi pour secourir « le bon peuple, les bons marchands, les bons laboureurs » ; il est temps d'arrêter les nobles, de réprimer leurs voleries, « car de nous et des autres ils se sont vantés qu'ils nous osteront tout que un blanchet qu'ils nous lairont et « nous feront traire à la cherue avecques les chevaulx. »
« Toujours la même plainte ! Toujours la sinistre comparaison de l'homme avec la bête de trait !
« Dans ce monde troublé du XIVe siècle, où les passions s'entrechoquaient sans merci, en France surtout, où la vie communale râlait sous le pied des dynastes, la voix du prévôt des marchands ne pouvait trouver un écho. Réduit aux expédients, il essaya de s'appuyer sur le roi de Navarre, qui le trahit, puis sur le dauphin, qui le trahit à son tour pour s'entendre avec le Navarrais et ravager avec lui les environs de Paris. Une dernière tentative de Marcel pour diviser ses adversaires lui coûta la vie ; il périt à la porte Saint-Antoine, le 1er août 1308, au moment où il allait livrer la ville au roi de Navarre.
« Sa mort enleva aux petites gens leur dernier défenseur. Dès lors, ils furent à la merci de toutes les tyrannies. La misère du paysan devint effrayante. Les terribles expéditions d'Edouard III et du Prince noir à travers la France changeaient le plat pays en désert. En 1359, nous dit Froissart, il y avait trois ans qu'on n'avait labouré. Une mortalité inouïe s'ensuivait. D'après des calculs très vraisemblables, en dix ans, de 1348 à 1388, la France aurait perdu les trois quarts de sa population (1). »
Notes : nous ne reproduisons pas les notes de bas de pages correspondant aux appels de notes du texte cité.
Extrait n°5, p. 160-163 :
« Dans aucun pays, le peuple des paysans n'était aussi malheureux qu'en France en 1789. C'était un peuple martyr, comme le disait l'évêque de Nancy à Louis XVI, et les cahiers des bailliages confirment cette appréciation. M. Taine, dans la vaste enquête qu'il fait des causes de la Révolution, nous donne sur la situation du paysan français des détails aussi nombreux qu'instructifs (1) : 270,000 privilégiés, dont 140,000 nobles et 130,000 clercs, vivent aux dépens de 26 millions d'hommes et détiennent près de la moitié du territoire, dont 23 millions de laboureurs ne possèdent guère qu'un cinquième. Et encore, parmi ces 140,000 nobles groupés en 25,000 à 30,000 familles, il en est à peine quelques milliers que l'on puisse compter parmi les riches ; les autres sont de petits seigneurs, besogneux, endettés, presque aussi pauvres que leurs paysans. De même pour les 130,000 membres du clergé : 70,000 sont des curés et des vicaires, pour la plupart indigents ; 60,000 appartiennent au clergé régulier et mènent une vie opulente dans les murs de leurs 3,000 couvents. En somme, sur ces 130,000 clercs, il en est à peine 3,000 chez lesquels affluent tous les revenus. Et ces revenus sont immenses ! Les biens du clergé valent 4 milliards et rapportent 80 millions ; si l'on y ajoute les 123 millions de la dîme, c'est un fleuve d'or de plus de 200 millions auquel puisent sans compter, tous les ans, les prélats, les chanoines et les autres dignitaires de l'Église.
« Quant à l'impôt, il est effrayant. « C'est une machine à tondre, grossière et mal agencée, nous dit M. Taine (1), qui fait « autant de mal par son jeu que par son objet. » Sur 100 francs de revenu, le propriétaire taillable en donne 53 au collecteur du fisc, 14 au seigneur, 14 à la dîme. Et sur les 19 derniers il est encore obligé de faire la part du rat-de-cave et du gabelou (2) !
« Tout le poids de l'impôt pèse sur la classe rurale ; sur 100 millions, elle en fournit plus des trois quarts au trésor. Tous les privilégiés, depuis le roi jusqu'au dernier moine, vivent à ses dépens.
« Si, du moins, ils rendaient encore des services ; mais ils ont perdu leur caractère d'hommes publics, selon l'expression de M. Taine ; la souveraineté est devenue une sinécure, et quand la sinécure est lourde on la jette à bas.
« « Les nobles en 1789, ajoute-t-il (3), ressemblent à un état-major en vacances depuis plus d'un siècle, autour d'un général en chef qui reçoit et tient salon. » Certes, parmi ces nobles, beaucoup résident encore parmi leurs tenanciers ; mais, criblés de dettes, ruinés, ils sont à charge à leurs anciens serfs, qui les voient avec défiance mettre la main, sous prétexte de droits féodaux, sur les maigres épargnes que le fisc leur a laissées.
« Quant aux autres, aux nobles de cour, à ceux qui ne résident pas et qui font administrer leurs domaines par des fermiers avides, ils n'inspirent plus que de la haine aux laboureurs.
« Sans doute, le servage a perdu beaucoup de son âpreté passée (1), et bien des seigneurs, pour se procurer de l'argent, ont allégé les charges et vendu leurs terres ; mais le système féodal n'en est pas moins resté debout, et M. Taine peut encore énumérer, à la veille delà Révolution, vingt-six droits féodaux qui pèsent sur un seul domaine, celui de Blet, sans compter les droits accessoires (2).
« Parmi ces droits, celui de chasse avait, comme toujours, le privilège d'exaspérer le laboureur. — Voilà la noblesse ! Disaient les paysans à Montlosier, chaque fois qu'ils voyaient passer des troupeaux de cerfs ou de daims (3).
« Des trésors de haine s'amassaient ainsi dans le coeur des hommes du labour, et quand la crise éclata, la Jacquerie en sortit aussitôt.
« « L'incendie couvait portes closes ; subitement, la grande porte s'ouvre, l'air pénètre et aussitôt la flamme jaillit (4). » Elle fut immense et couvrit toute la France de ses dévorantes lueurs.
« Ignorants des plus simples notions du droit social, absolument incapables de comprendre un mot de politique, entièrement livrés à leurs instincts, les paysans ne virent dans la convocation des États-Généraux qu'une rupture violente de toutes leurs chaînes, et, libres de liens, ils se ruèrent en avant.
« À ces cerveaux incultes, il ne faut demander ni suite dans les idées, ni esprit de discernement, ni prudence dans l'action, ni prévoyance de l'avenir ; « ils pensent par blocs », comme le dit si énergiquement M. Taine, et leur imagination d'enfants transforme les actions les plus simples au gré de leurs secrets instincts.
« On l'avait déjà vu lors de la guerre des farines, en 1776, quand Turgot avait voulu permettre le libre commerce des blés. On le vit mieux encore dès les premiers jours de 1789. L'hiver avait été rude, la récolte précédente mauvaise, la famine apparaissait. Aussitôt les émeutes éclatent, féroces, implacables ; on en compte trois cents en moins de six mois.
« La prise de la Bastille, le 14 juillet 1789, fut le coup de foudre qui creva ces noires nuées amoncelées et déchaîna l'orage dans toute sa fureur. Tous les liens administratifs se trouvèrent brisés à la fois, et, « de ce grand État démoli, il ne resta que quarante mille tas d'hommes, chacun isolé et dispersé, villes, bourgades, villages » (1).
« En quelques jours, le feu fut aux quatre coins de la France ; armés de 400,000 fusils, les Jacques se ruèrent contre les aristocrates, précédés de leur sombre avant-garde qui se formait lentement dans l'ombre depuis un siècle, braconniers, faux-sauniers, contrebandiers, rôdeurs, chauffeurs, vagabonds et malandrins, dont la farouche audace allait frayer aux paysans la voie de crimes sans nom. »
Notes : nous ne reproduisons pas les notes de bas de pages correspondant aux appels de notes du texte cité.
Extrait n°6, p. 200 :
« L'avenir décidera qui a raison. Quoi qu'il en soit, il n'est pas à nier que le XIXe siècle n'ait apporté une grande amélioration au sort des paysans, et qu'en donnant à l'État plus d'ordre et de sécurité, il n'ait, dans bien des pays, fait à peu près disparaître les Jacqueries pour longtemps, sinon pour toujours. Toutefois, notre siècle a vu éclore, sous l'influence de la grande industrie, un nouveau prolétariat non moins redoutable, celui des ouvriers, et si les guerres des paysans ne sont plus à craindre, celles des ouvriers semblent devoir commencer.
« Pour conjurer ce danger qui menace nos sociétés contemporaines, c'est encore le problème de la misère, c'est-à-dire de la propriété, qu'il faudra essayer de résoudre. D'où viendra le salut ? De la grande propriété, de la petite ou de la propriété commune ? C'est là une question qui mérite d'occuper les penseurs (1).
« Dans tous les cas, pour la comprendre, pour en chercher la solution, il convient d'interroger le passé, cette leçon de l'avenir. C'est à ce titre surtout qu'il n'est peut-être pas inutile d'étudier l'histoire des guerres des paysans, ce long cri d'angoisse que les imperfections sociales ont arraché pendant tant de siècles aux entrailles de l'humanité. »
Notes : nous ne reproduisons pas les notes de bas de pages correspondant aux appels de notes du texte cité.